Pour prolonger l’article "Economie de marché : Oui. Société de marché : Non. La santé au cœur de ce débat". du 31 octobre 2013, je voudrais mettre en évidence qu’une analyse sur la place des complémentaires de santé, sans intégrer dans celle-ci une analyse sur l’offre de soins, ne peut qu’être partielle, avec le risque de déboucher sur des propositions elles aussi partielles et donc inadaptées.
Aujourd'hui un certain nombre d'acteurs considèrent, et c’est notamment le cas des signataires de la pétition "un débat public sur la santé", que la place accordée aux complémentaires nous conduit progressivement vers la privatisation de la sécurité sociale.
Comment se fait-il que le développement d’une offre de soins dans le secteur privé à but lucratif, n’ait pas été un sujet de mobilisation aussi fort, contre le risque de privatisation?
Or s’il y a un segment dans le système de santé qui est fortement privatisée, c’est l’offre de soins. Dans le domaine du premier recours, c’est la médecine libérale qui a, de fait, été reconnue comme légitime, en ambulatoire.
Dans le domaine hospitalier, il suffit de rappeler que, pour l’ensemble des disciplines, le secteur privé représente 28% des entrées et venues en établissement de santé, pour signifier la place du secteur privé. Et si l’on prend la chirurgie, c’est 54% de cette dernière qui est réalisée dans le secteur privé. 68% si on ne parle que la chirurgie ambulatoire.
Aucun pouvoir politique de droite comme de gauche n’a remis en cause l’architecture globale du système de santé fait d’une multiplicité d’acteurs. Et afin de répondre aux questions liées à l’accessibilité à des soins de qualité pour tous, et aux priorités de santé publique, le choix a été fait de faire porter les efforts sur la mise en cohérence entre tous les acteurs, par une volonté de régulation qui s’est traduite par la mise en place d’outils et de mesures.
C’est ainsi que la loi du 31 décembre 1970 définit un système hospitalier qui comprend le secteur public et le secteur privé. « L’idée de l’Etat est de créer un vaste service public hospitalier sans doublon, qui regroupe les hôpitaux publics et les établissements privés qui le désirent, sous réserve de remplir les conditions d’équipements et d’ouverture aux malades en conformité avec les missions du service public. Les établissements privés à but lucratif peuvent solliciter la signature d’un contrat de concession de service public hospitalier »[1].
La loi de 2009 « Hôpital, patients, santé, territoires » substitue la notion de « service public » à celle du « service public hospitalier ». Par la définition unique des missions de service public pouvant être assurées par des établissements indépendamment de leur statut, elle renforce la convergence des cadres de régulation applicables aux établissements publics et privés. Et sur le plan institutionnel, les ARS sont désormais l’interlocuteur et le « régulateur » des cliniques privées à but lucratif, au même titre que des hôpitaux publics et établissements privés à but non lucratif.
Pour autant cette notion de service public n’intègre pas les activités purement médicales. Quel sens cela peut-il avoir ? Doit-on y voir la mise en cohérence (conformité ?) avec les directives européennes sur la concurrence pour les services d’intérêt général ? Cela représente un danger si l’on ne veille pas à ce que chaque malade puisse être pris en charge par le système, ce dernier fût-il composé d’acteurs pluriels.
On pourrait aussi évoquer le choix fait depuis les origines de la sécurité sociale de considérer que l’organisation des soins de premiers recours était du ressort de la médecine libérale. Les conventions médicales entre l’assurance maladie et les syndicats de médecin assurent le fondement de cette organisation. Aujourd’hui ce système conventionnel est à bout de souffle, et le chemin choisi pour repenser l’organisation de la médecine ambulatoire, passe encore une fois par la régulation.
La loi HPST instaure des leviers pour cette régulation en définissant, d’une part, le périmètre des soins de premiers recours dans le code de la santé publique, et d’autre part, en donnant à l’ARS une responsabilité dans l’organisation de ces soins.
Au regard de ce rapide rappel, concernant l’offre de soins, on peut se poser la question de savoir pourquoi le choix de miser sur la régulation entre les différents acteurs, concernant l’offre de soins, n’est pas envisagé comme possible pour les acteurs du financement, de la part de ceux qui dénoncent le risque de privatisation ?
Il ne s’agit pas de nier les risques que constitue une généralisation de la complémentaire santé, si ce sont les seuls critères du marché qui prévalent. Mais nous ne pouvons pas nier non plus le fait que les complémentaires assurent une grande partie des frais engagés par les patients dans le domaine des soins de ville, notamment dans les secteurs de l’optique, du dentaire ou de l’audio prothèse.
Comme pour l’offre de soins, nier cette réalité ne fait absolument pas progresser l’accès de tous à des soins de qualité.
On peut toujours échafauder des pistes visant à « reconquérir la Sécu » en considérant que la place des complémentaires est un « non-sens économique ». Je ne peux m’empêcher de faire le parallèle avec l’offre de soins. Si une attitude similaire avait été adoptée, je ne suis pas certain que l’hôpital public pourrait afficher aujourd’hui une progression de son activité en obstétrique et en hospitalisation complète de chirurgie, comme le souligne le rapport de l’IGAS « Evaluation de la place et du rôle des cliniques privées dans l'offre de soins » de Septembre 2012[2] .
La chirurgie ambulatoire, par exemple, connait une progression de 47% en volume entre 2005 et 2009, dans les hôpitaux publics, contre une augmentation de seulement 17% dans les cliniques privées sur la même période.
Alors plutôt que de perdre du temps sur des scénarii impossibles, travaillons sur les outils de la régulation, pour que l’action des complémentaires se situent résolument dans une démarche permettant à tous d’accéder à des soins de qualité.
Ainsi, les contrats responsables doivent être redéfinis dans leur contenu. Le champ de la mutualisation, qui exige des garanties similaires ou au moins comparables, doit être le plus large possible. Ceci nécessite une autre approche qu’une individualisation de l’offre qui rend impossible une mutualisation solidaire. De ce point de vue les accords au niveau des branches, s’ils ne constituent pas l’alpha et l’oméga de la généralisation sont une avancée importante, si bien sûr, dans le même temps ces régimes de branches intègrent des dispositifs de solidarité avec les plus précaires, et sont prolongés par des mesures visant à intégrer dans la généralisation tous ceux qui ne sont pas ou plus dans les entreprises.
Il y a du pain sur la planche pour peu qu’on ne brûle pas toute notre énergie dans des analyses binaires. Et pourtant, nous avons depuis la signature de l’ANI de janvier 2013, un débat surréaliste au cours duquel s’affrontent les tenants d’un tout Etat et les tenants du tout marché. Ces derniers se sont particulièrement déchainés contre les clauses de désignation et dernièrement contre les clauses de recommandation, laissant clairement apparaitre que pour eux la généralisation de la complémentaire santé n’est qu’une question de marché et de contrat d’assurance. Il s’agit pour eux d’étendre la matière assurable en en retirant s’y j’ose dire, au pilier public.
Cette logique est contraire à celle exprimée par le président de la république, au congrès de la mutualité à Nice. En disant qu’il est important de « porter un coup d’arrêt à la dérive du marché » dans l’accès à une complémentaire santé, pour que tous aient accès à celle-ci à l’horizon 2017, le Président a aussi réaffirmé que la généralisation va de pair avec la consolidation de l’assurance maladie obligatoire « qui doit être le pilier et non pas le plancher de notre système ».
Alors parions que l'intelligence de tous les acteurs l'emportera
Gaby BONNAND
[1] IRDES : Historique des réformes hospitalières en France
[2] Evaluation de la place et du rôle des cliniques privées dans l'offre de soins Établi par Fabienne Bartoli, Nathalie Destais, Isabelle Yeni Membres de l’Inspection générale des affaires sociales Hubert de Beauchamp Conseiller général des établissements de santé. Septembre 2012