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"La préférence pour l'inégalité", c'est ainsi que s'intitule le dernier livre de François DUBET, sorti en septembre 2014 dans la collection » la république des idées » aux éditions du Seuil. Le sous-titre de cet opuscule agréable à lire nous invite à un voyage pour "comprendre la crise des solidarités"

Le regard du sociologue n'est pas en contradiction avec celui des économistes comme Joseph STIGLITZ ou Thomas PIKETTY qui mettent en avant la concentration de la richesse dans les mains de quelques-uns. D'ailleurs, l'auteur rappelle qu’en fin 2010. En 2010, « deux ans après la crise, les % des Américains les plus riches ont capté 93% des suppléments de revenus; après impôts, les 20% des plus riches reçoivent autant que les 80% qui restent" ou encore que "les 50% des français les plus pauvres partagent 4% du capital, alors que les 10% les plus riches en partagent 60% et de manière très inéquitable".

Non, son regard n'est pas en contradiction, il est différent. Au-delà de ces analyses économiques, il nous interpelle en nous disant que "l'explication de la croissance des inégalités, par les lois de l'économie, ne doit pas fonctionner comme une excuse pour renoncer à combattre les pratiques inégalitaires les plus banales et leurs effets".

Les inégalités ne se résument pas à une réalité binaire : D'un côté les 1% les plus riches qui captent une grande partie de la richesse et les 99% qui s'indigneraient sans être en capacité d'agir. Si c'était le cas, comment expliquer cette inaction des 99%. Ils seraient manipulés contre leur gré, ils seraient aveuglés?

Un sociologue nous dit l'auteur "aura toujours du mal à croire à l'aveuglement des foules et à la toute-puissance des idéologies". Si les 99% de la population qui ne bénéficieraient que modérément de la richesse créée, n'arrivent pas à s'opposer à cette progression des inégalités c'est parce que les intérêts des uns et des autres ne sont pas les mêmes.

C'est là que se trouve l'intérêt du livre qui va nous emmener dans une lecture de la société qui est loin d'être une société coupée en 2 : "Le couple formé par les 1% et les autres est un fait économique incontestable et sans doute scandaleux, mais il n'est pas une réalité sociologique vécue"

Nos pratiques participent à la production des inégalités. Il ne s'agit pas de jugements de valeur. Et l'auteur insiste là-dessus "Le choix de l'inégalité n'est pas un choix idéologique revendiqué comme tel. C'est un ensemble de pratiques qu'il serait vain de condamner d'un point de vue strictement moral... Les individus sont pris dans des dans des jeux sociaux qu'ils ne maîtrisent guère".

François DUBET porte son regard sur l'organisation spatiale et constate que "tous ceux qui le peuvent et qui ne sont pas nécessairement les plus riches veulent vivre dans les mêmes quartiers...". Bien sûr des éléments financiers viennent déterminer les différents choix et notamment le prix du foncier. Pour l'auteur "les individus ne recherchent pas les inégalités, mais leurs choix les engendrent". Il reprend l'analyse que fait Éric MAURIN, dans son livre "le Ghetto Français"[1], dans lequel ce dernier nous montre comment chaque groupe multiplie les stratégies dans le domaine du logement entre autre, pour éviter celui qui lui est immédiatement inférieur dans l'échelle sociale. Et ce sont ceux qui n'ont pas les moyens de bouger qui restent. La ghettoïsation se fait, en fait, pas le haut.

Il en est de même pour l'école qui constitue "un cas d'école" en matière de pratiques qui viennent conforter et développer les inégalités. Pour l'auteur, "les familles informées ne comptent plus sur l'homogénéité et l'unité de l'école républicaine, ni sur la seule force des habitus familiaux; elles doivent tout faire pour que leurs enfants réussissent et réussissent mieux que les autres... Si la carte scolaire n'est pas favorable, il faut déménager, choisir le privé, demander des dérogations... Il faut fuir les établissements populaires quand on sait que leur niveau d'exigence et de réussite est trop faible..."

En fait tout se passe comme si la dénonciation des grandes inégalités servait à masquer nos pratiques qui visent à défendre notre place et ceux de mêmes conditions, engendrant ainsi des inégalités qui font les grandes différences. On se bat moins nous dit l'auteur, "contre les statuts précaires que pour la défense jalouse d'un statut que chacun a eu tant de mal à acquérir. Le fait que la lutte, la plus vigoureuse, des statuts s'identifie parfois à celle de la république, au refus de l'Europe et de la mondialisation et retrouve le vocabulaire de la lutte de classe ne peut cacher les luttes plus subtiles pour le maintien des inégalités dont on ne se sent guère responsable"

Ce désir de défendre sa place produirait de la défiance vis à vis des premières victimes de ces inégalités. A partir d'enquêtes réalisées auprès de travailleurs de toutes positions sociales, l'auteur nous dit que "l'analyse des sentiments d'injustice au travail permet de comprendre l'ensemble des attitudes conduisant à dénoncer les inégalités excessives, tout en ne manifestant ni sympathie, ni compassion envers ceux qui, à priori pourraient apparaître comme les premières victimes de ces inégalités " (les chômeurs, les pauvres, les "sans-papiers", les SDF...).

En cela, l'étude du CREDOC[2] publié en septembre 2014 vient confirmer cette réalité. 37% des français considèrent que les personnes qui vivent dans la pauvreté ne font pas d'efforts pour s'en sortir. Ce chiffre était de 24%, il y a 4 ans. 64% contre 57, il y a 4ans, estiment que les chômeurs, s'ils le voulaient, trouveraient du travail. Et 53%, contre 31% il y a 4 ans, estiment que le RSA n'incite pas à travailler.

Cette propension à considérer les victimes comme responsables de leur sort est d'autant plus forte que celles-ci sont proches et sont considérés comme une menace. Il y a une peur du déclassement qu’Éric MAURIN a également bien analysé dans un livre "La peur du déclassement"[3]. Si ce risque existe pour un certain nombre de catégorie, "l'écrasante majorité des français ne sont pas déclassés et ne sont pas directement menacés de l'être" nous dit François DUBET.

Si la question n'est pas de porter un jugement moral, il s'agit de comprendre pourquoi le sentiment de solidarité semble être devenu faible,

Comprendre pourquoi, le sentiment de solidarité se porte mal, alors qu'il existe "mille manifestations des solidarités les plus immédiates dans les familles, les quartiers, les villages quand des catastrophes naturelles et les tragédies sociales révèlent plus de générosité que les sondages ne le disent».

Alors, pour mieux comprendre, François DUBET nous invite à faire un petit voyage dans notre histoire. Au sortir de l'ancien régime, nous dit-il, "la solidarité a été adossée à une représentation de la vie sociale et de la société en terme d'intégration". Cette "solidarité en termes d'intégration reposait sur trois grands socles: Le travail, les institutions et la nation"

Le travail,

Avec la société industrielle, le travail a pris une place particulière et est devenu le support de solidarités. Au fil des luttes sociales et au nom de leur travail et de leur appartenance à la nation, poursuit l'auteur "les misérables et les prolétaires sont devenus les salariés de la société moderne. D'abord minoritaire, la condition salariale est devenue la condition commune et l'un des supports majeur de la solidarité... Les luttes sociales, le mouvement ouvrier, le syndicalisme de métiers, les partis de gauche, les associations philanthropiques et bien des mouvements ont fini par faire du travail et du salariat la base de la solidarité et d'un mouvement continu de recherche de l'égalité sociale... Le travail est devenu, en France notamment, le creuset de l'Etat-providence et le support d'une solidarité élargie... La solidarité issue du travail est un outil de redistribution sociale...Elle n'abolit pas les classes sociales, mais elle en resserre la distance... Ce mouvement a été perçu comme si fort, si régulier, si héroïque, avec ses grandes heures et ses défaites, que nous avons fini par le percevoir comme le récit du progrès tout court, comme une nécessité historique et comme un devoir".

Mais le travail, sous l'effet des mutations technologiques, des révolutions néolibérales qui ont aussi gagné du terrain dans nos pays (certes mois que dans les pays anglo-saxon), de la mondialisation, de la financiarisation de l'économie et la gouvernance des entreprises qui accompagne ce mouvement, a subi de profondes transformations. Il s'est fragmenté sous l'effet d'organisation des entreprises qui deviennent d'avantages des juxtapositions de services qu'une communauté. Les services sont mis en concurrence entre eux ainsi que les individus qui y travaillent. La proximité entre les individus est devenue moins utile que leur mise en concurrence. "Ainsi le monde du travail est décrit comme moins solidaire... parce que l'organisation du travail atomise les liens de camaraderie et de proximité".

Les institutions

Faire société dans les sociétés moderne exige à la fois de les individus soient considérés comme des hommes et des femmes libres, des sujets autonomes, et capables d'adhérer à des principes communs. Les individus doivent à la fois se sentir libre et partager "suffisamment de valeurs et de principes pour former une société subjectivement fraternelle"

Pour l'auteur c'est le rôle des institutions que de favoriser le partage par les individus de ces valeurs et de ces principes. La religion et la religion catholique particulièrement, a joué ce rôle dans les sociétés anciennes. "La formation d'une société moderne et démocratique exigeait qu'une institution produise un sentiment de communauté élargi à la grande société". C'est à l'école républicaine que les pères fondateurs de celle-ci ont confié la construction "d'un espace de socialisation universel à côté d'une Eglise encore hostile à la république".

Les institutions sont en crise sous l'effet de dynamiques contradictoires. L'école s'est vue concurrencée par d'autres vecteurs culturels que sont les industries culturelles et leurs informations directement et immédiatement accessibles.

En même temps que l'école s'est démocratisée en s'ouvrant à l'ensemble de la population, "le métier d'enseignant est devenu de plus en plus difficile, puisqu'il est devenu plusieurs métiers en un: savant, pédagogue, éducateur, travailleur social"

Alors que "jamais la santé, la justice, le travail social n'ont employé autant de professionnels et concernés autant d'usagers", les personnels de ces services, de ces institutions, parlent tous de "déclin de la force symbolique de leur institution"

La place accordée à la "singularité et l'expérience personnelle" a bousculé profondément les attentes des populations vis à vis des institutions. On attend de celles-ci, nous dit l'auteur «qu’elles arment les individus, qu'elles s'adaptent à leur ca, alors qu'un traitement anonyme était, jusqu'alors, perçu comme une protection".

La nation

Le cadre national constitue un espace dans lequel s'est développée l’économie et une souveraineté politique. Ce développement a été nourri par une culture nationale "singulière et universelle", puisqu'elle serait celle des lumières et de la raison".

Même si l'économie française a été rapidement mondialisée "il n'empêche que la société a été pensée comme l'intégration d'une culture et d'une économie nationale, sous la direction éclairée de l'Etat". Les guerres coloniales, le sentiment d'autosuffisance pouvant nous protéger de l'extérieur, comme le protectionnisme ont permis d'intégrer l'économie dans la nation et à faire de celle-ci un élément structurant de notre vie en société. "L'emboîtement de l'économie, de la souveraineté politique et de la culture fait que la société et la nation sont progressivement devenues deux manières de désigner les mêmes choses et les mêmes représentations"

La nation est aussi en crise ou du moins la représentation que l'on s'en fait. Alors que société et nation désignait la même chose, ce n'est plus le cas aujourd'hui. La construction européenne est vue comme un abandon de souveraineté, dans un contexte d'internationalisation des économies. Et ceux qui se sentent exclus des transformations ou des mutations, liées à cette distanciation entre société et nation, se vivent comme des perdants et se rendent compte que " la nation souveraine ne protège plus".

Dans la nation tout le monde s'intégrait ou avons-nous voulu le croire. "Les immigrés se fondaient dans la société et dans l'identité française". Et on découvre aujourd'hui "que des groupes subjectivement assimilés par l'école et la culture de masse se sentent rejetés, exclus et reconstruisent une identité culturelle en marge et contre la majorité"

"Construit sur le travail, les institutions et la nation, le grand récit de l'intégration s'estompe progressivement. Avec lui s'efface la croyance dans le progrès de la solidarité", nous dit Dubet.

Quel Horizon ?

Serions-nous condamner à pleurer devant un monde qui se finit et regarder passivement la montée inexorable des inégalités? Certainement pas. Il nous faut travailler pour imaginer aujourd'hui, d'autres façons de faire société en s'appuyant sur des nouveaux leviers, pour construire "d'autres piliers de la solidarité".

La centralité de l'individu est une réalité qui ne peut être ignorée. "En fonction de son histoire et de ses projets, chacun peut vivre comme étant de plus en plus singulier, et cela d'autant plus que l'authenticité est une valeur centrale... Alors que le vieil impératif était de tenir son rôle et son rang, le nouvel impératif est celui de la mobilisation, de la capacité d'avoir des objectifs et des projets, de la nécessiter de s'engager". Ce n'est pas forcément nouveau. "Longtemps réservée aux catégories sociales les plus favorisées et aux vocations artistiques, elle est aujourd'hui une exigence partagée".

Cette place de l'individu est souvent considérée comme de l'individualisme, de l’égoïsme même, qui ne pourrait pas être un socle pour construire de la solidarité. L'auteur nous dit que cet individualisme n'est pas" fatalement égoïste", tout en ajoutant que "la sociabilité peut être de plus en plus élective, puisque chacun se rapproche de ceux qui partagent ses goûts et ses convictions et qui peuvent confirmer ses propres choix".

François DUBET, pour qui "le transfert de la vie sociale des institutions et du système vers l'individu affecte profondément l'image que nous pouvons nous faire de de la justice sociale... », nous dit « qu'il "semble que nous soyons moins capable de définir la bonne société pour elle-même que la société qui serait bonne pour les individus qui la compose"

Comment alors produire de la solidarité, en prenant en compte cette place centrale de l'individu et son désir de singularité?

Comment pouvons-nous être singuliers et solidaires afin d'être égaux et différents?

Comment produire un imaginaire de la solidarité dans des sociétés qui se savent plurielles?

Pour François DUBET, "plutôt que de chercher de grands récits, il est plus raisonnable de nous tourner vers nos propres pratiques... » pour répondre aux différentes questions qui nous sont posées pour produire de nouveau de la solidarité

Si l'on accepte de donner à cette notion de solidarité, nous dit DUBET, un peu de consistance, il faut intégrer le fait que « la solidarité n'est pas un état du système social mais qu'elle est une production continue résultant des actions individuelles, des politiques publiques, du capital social, de la confiance. Ce qui compte, c'est le désir de faire société"

Poursuivant sa logique l'auteur nous dit "que si l'on admet que la vie sociale est désormais une production d'elle-même par le système politique, les politiques sociales, les représentations culturelles de ce que nous sommes, si l'on pense que la vie sociale est un débat, il importe de s'intéresser à cette progression continue, aux représentations, aux imaginaires et aux sentiment qu'elle engendre ». Et de poursuivre "Il faut ainsi offrir une alternative de solidarité à ceux qui ont peur, se sentent maltraités et qui en appellent au repli, parfois à la haine et, plus encore, répondre à ceux qui glissent vers l'indifférence et la défiance".

François DUBET dans l'esquisse des pistes qu'il nous propose, nous invite à travailler sur la dimension démocratique de de nos sociétés. Notre façon de faire de la politique est interrogée comme la formation des élites et les formes de représentation politique qui en découle. "Quand la vie politique n'est pas perçue comme l'expression directe des demandes collectives et des mouvements sociaux, il lui appartient de mobiliser la société autour des problèmes et des questions qui la concernent". Au-delà du politique cette question vaut pour toutes les formes de représentation de la société, car dans une société plurielle dans laquelle les attentes de reconnaissances de singularité, sont fortes, "il est indispensable de construire les espaces et les scènes qui permettent de dire ce que nous avons de commun, afin d'accepter nos différences ».

Derrière cette question de la revitalisation de la vie démocratique, c'est toute la question de la mise en œuvre du principe d'égalité qui est posée. "Pour qu'il devienne une volonté d'égalité sociale, il doit être associé à un sentiment de solidarité et de fraternité".

Cette affirmation de la fraternité est d'autant plus nécessaire "que se défont les liens organiques et fonctionnels dont on pensait qu'ils soudaient l'ancienne société industrielle et nationale".

Dans un pays comme la France qui s'est "depuis longtemps projeté dans le récit d'une société intégrée, le risque politique est dans l'appel à une fraternité restreinte et défensive, recomposée sur des thèmes conservateurs, réactionnaires et dangereux".

"Nous ne devons pas abandonner le thème de la fraternité aux ennemis de l'égalité et de la démocratie". Si les progrès de l'égalité sociale passent par des luttes, des affrontements, ils ont besoin aussi que les mouvements pour plus d'égalité, soient porteurs "d'un imaginaire de solidarité surmontant les longues fragmentations des intérêts et les hiérarchies qui empêchent d'agir ensemble".

Pour François DUBET et c'est la conclusion de son livre, "il faut que la vie politique prenne en charge ces dimensions symboliques et imaginaires». Les institutions ne peuvent pas être réduites à un rôle rendant des services plus ou moins efficaces, "elles doivent construire une légitimité démocratique sur les décombres d'anciennes légitimités "sacrées"

Et de terminer par une mise en garde. Si nous ne faisons ce travail de réinvention de la démocratie pour produire une représentation de la vie sociale, capable de de nous permettre ensemble de construire notre destin commun, "rien ne nous protégera du pire scénario: L'alliance du conservatisme culturel et du libéralisme économique, faisant le lit d'un retour des inégalités sociales que nous pensions à jamais disparues".

Vous l’aurez compris, un livre à lire

GabyBONNAND

[1] Eric MAURIN : « Le Ghetto français Enquête sur le séparatisme social », « la république des idées » Octobre 2004

[2] Les Français de plus en en sévères pour les pauvres, selon une étude du Crédoc de Septembre 2014

[3] Eric MAURIN « La peur du déclassement : Une sociologie des récessions », la république des idées Octobre 2009

Tag(s) : #Inégalités, #Solidarité, #Démocratie, #Faire Société
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