On ne le répétera jamais assez, et surtout dans cette période de forte turbulence économique, les systèmes de protection sociale sont d’une nécessité absolue. La pertinence des missions de la protection sociale ne peut être remise en cause. Alors qu’ils sont décriés dans des périodes de croissance, nos systèmes sont considérés comme des amortisseurs sociaux dans les périodes de crise. C’est un paradoxe qui doit trouver une solution en dehors de crises de « schizophrénie » collectives.
Cependant, vouloir défendre des systèmes de protections sociales, ce n’est pas défendre le statut quo. L’enjeu n’est pas de maintenir en l’état nos systèmes de protection sociale, mais de les faire évoluer pour qu’ils gardent leur force, dans un monde où il faut concilier mobilités, protections, et « vivre ensemble ».
Si effectivement les formes de l’Etat providence ou Etat social comme préfèrent l’appeler Robert Castel ou Marcel Gauchet, doivent évoluer, il ne saurait être question de le remettre en cause. Notre travail doit plutôt être de le réinventer dans un monde globalisé. (Ce sont effectivement dans le cadre des Etats nations que se sont construits les systèmes de protections sociales[1]), dans un monde fait de mobilité, pour répondre aux besoins sociaux de la période. Aujourd’hui, les risques ne sont pas seulement liés à la perte de revenus, même si ceux-là demeurent importants et justifient une attention toute particulière au regard des conséquences que génèrent la pauvreté économique. Par ailleurs la corrélation forte entre salariat et protection sociale n’est plus tout à fait de même nature aujourd’hui qu’hier.
Dans cette « refondation », nous avons 2 logiques à contrer :
- Celle qui prône des solutions réduisant les garanties du plus grand nombre,
- Celle qui prône le renforcement des garanties pour ceux qui sont « établis », au nom bien souvent de la sacro-sainte référence aux origines de la Sécu en 45.
Ces 2 solutions nous conduisent à des impasses.
La première ayant pour objectif la réduction des garanties pour le plus grand nombre, participe d’une logique visant à faire de la précarité, de l’insécurité, le moteur de la prise de risques. Selon les tenants de cette logique, les situations précaires, l'insécurité doivent inciter les individus à sortir de celles-ci par une prise de risques qui doit se traduire par une situation meilleure. Cette logique prend sa source dans la pensée économique néolibérale issue de l’école de Chicago et qui a inspiré largement le politique de Reagan (Milton Friedman) et Margaret Thatcher (Friedrich Hayek).
Mais cette logique est très présente dans la théorie qu’a conceptualisée Denis Kessler, lorsqu’il était le N° 2 du MEDEF, à la fin des années 90. Pour lui, les 50 dernières années ont montré que les risques n’étaient pas exogènes aux individus. Par leur comportement les individus portent une responsabilité dans la survenance de ceux-ci. C’est ainsi qu’il écrit : « On a construit l'État-providence sur l'idée que les risques étaient « exogènes » aux individus….L'histoire de ces cinquante dernières années a mis en lumière que les risques étaient en partie « endogènes ». Ils dépendent des comportements… Aussi doit-on repenser, selon chacun des types de risques à couvrir, le rôle qui doit être celui des différentes institutions en charge de la couverture des risques: famille, entreprise, marchés, État. Et cela en fonction de quatre impératifs : compétitivité dans le rapport avec nos partenaires européens, responsabilité afin de rééquilibrer les droits et les devoirs, justice et transparence dans les redistributions et efficacité dans les modes de gestion afin de minimiser le coût individuel et collectif de la protection contre les risques de l'existence [2]».
Cette logique semble de bon sens. Nous ne pouvons pas nier l’importance de faire évoluer nos systèmes de protection sociale. Mais Pour Denis Kessler l’objectif n’est plus de concevoir la protection comme le pilier structurant le vivre ensemble démocratique. L’objectif de l’adaptation de nos systèmes devient la compétitivité de l’économie. Si les systèmes doivent donner des droits, ils imposent des devoirs aux individus.
Denis Kessler fidèle à sa pensée, creuse encore le sillon en 2007 « Il s'agit aujourd'hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! ». Parlant de l’architecture construite à cette époque, il poursuit : « Elle ne permet plus à notre pays de s’adapter aux nouvelles exigences économiques, sociales, internationales. Elle se traduit par un décrochage de notre nation par rapport à pratiquement tous ses partenaires »[3].
La protection sociale, comme construction démocratique, comme production sociale permettant de faire société, n’est pas un objectif de cette logique néo-libérale. Sous couvert d’adaptation de l’architecture, on se « débarrasse » des objectifs fondateur de la protection sociale. De technique l’assurance devient un objectif au service de l’optimisation économique de l’individu.
Cette logique a fait beaucoup de ravages humains ours des hommes et des femmes entre ces 2 pôles, sont beaucoup plus importants que des positions figées. Ce statut quo aboutit à l’ouverture de brèches conduisant à l’exclusion de population, dans un système conçu pour intégrer,
Ce sont donc les jeunes qui ont du mal à se faire une place sur le marché du travail, les femmes qui ont une place récente dans le système économique marchand et qui plus est dans un contexte encore largement dominé par une culture masculine, les immigrés, les seniors qui de fait sont les victimes de cette exclusion.
Pour les tenants du statut quo, le monde n’a pas l’air d’avoir bougé. « Ce qui a été possible au lendemain de la terrible deuxième guerre mondiale, dans un pays ravagé, les richesses détruites et une population souffrante, est possible aujourd’hui ! »[4]
Derrière cette affirmation, les propositions qui suivent ne renvoient souvent qu’à des questions financières avec de vagues références à une protection sociale solidaire « L’argent existe pour réorienter les moyens nécessaires à la refondation d’un système de protection sociale universelle et solidaire :
- 30 milliards d’exonérations des cotisations patronales, pesant de presque autant sur la dette de l’Etat
- 1 milliard de non déclaration des maladies et accidents liés au travail
- 80 milliards de coûts liés aux maladies professionnelles
- 172 milliards de niches fiscales et sociales
- 20 milliards de fraudes patronales….»[5]
Il ne s’agit pas de nier les questions du financement, mais la protection sociale ce n’est ni simplement des risques à couvrir, ni une opération comptable et financière.
La Rupture qui s’opère en 1945 consiste à faire de la protection sociale, en plus de sa fonction de couverture des risques, un pilier structurant de la démocratie, du vivre ensemble. En voulant à la fois répondre aux situations très concrètes vécues par les hommes et les femmes, ceux qui posent les fondements du système de protection sociale, veulent aussi faire de celui-ci un socle de la solidarité qui relève de choix collectifs et qui engage notre destin commun à faire société. Cette conception dépasse le simple cadre de l’assurance contre des risques
Les deux visions décrites rapidement ci-dessus, alimentent un débat binaire Or les choses, encore une fois sont beaucoup plus complexes. C’est de fait tout notre modèle de protection sociale qui est bousculé par les questions de la globalisation. Comme le rappelle Annette Jobert et Antoine Bevort « Au moment même où le salariat semblait avoir acquis de façon durable des protections statutaires légales et conventionnelle, l’institution salariale est remise en chantier. C’est bien un nouveau rapport salarial qui émerge dans les métamorphoses du travail et de l’emploi «La mise en mobilité généralisée du salarié, de l'entreprise et de l'Etat impose une nouvelle conception de la relation d'emploi, un nouvel équilibre entre flexibilité et sécurité...»[6] . C’est cette réalité- là que nous devons prendre en compte et réinventer dans celle-ci, une protection sociale qui à la fois couvre des risques, protège les individus et structure notre vivre ensemble.
Pour Conclure… provisoirement
Cette difficulté de lecture d’une réalité complexe, a conduit au fil du temps, a empiler des mesures pour réparer, colmater les brèches. La lisibilité et la compréhension du fonctionnement du système par les citoyens, s’en sont trouvées dégradées. Cette difficulté accroit le risque d’une mise à mal du principe de mutualisation solidaire et d’une structuration de la société en deux entités distinctes : ceux qui travaillent et seraient assurés et ceux qui ne travaillent plus ou pas (pour des raisons multiples) qui dépendraient de la solidarité nationale ou plus exactement d'un filet de sécurité minimale financé par la solidarité nationale…
Les enjeux sont relativement clairs. Notre ambition ne peut se résumer à simplement prolonger le passé, mais elle doit être de nous situer dans une perspective de moyen et long terme avec toujours la même question, encore une fois très bien formulée par Robert Castel dans son livre « La montée des incertitudes » : « Faut-il défendre une conception des protections à visée universaliste, qui assure à l’ensemble des membres d’une société une couverture sociale générale – une sécurité sociale au sens fort du mot ? Ou bien la protection sociale doit-elle cibler ses bénéficiaires pour s’attacher à prendre en charge des individus et des groupes éprouvant des difficultés particulières, ce qui la conduirait, à la limite, à se recentrer sur les plus démunis ? En d’autres termes, la protection sociale consiste-t-elle à donner à tous les conditions d’accès à la citoyenneté sociale ou à garantir un plancher minimal de ressources pour éviter la déchéance complète aux catégories les plus défavorisées de la population ? »[7]
La protection sociale est un des facteurs du développement économique, à condition bien sûr de ne pas laisser le social s'enfermer dans des systèmes qui peuvent se retourner contre les intérêts de ceux pour qui ils ont été construits à l'origine.
Ce ne sont ni les organisations, ni leur fonctionnement ni la survie des institutions qui doivent être le cœur de nos préoccupations. Ce sont les hommes et les femmes et notre façon de faire société ensemble, solidairement et démocratiquement, dans la réalité qui est la nôtre aujourd’hui.
Voilà pourquoi, il nous faut sortir d’une logique qui voudrait nous enfermer dans une conception de la protection sociale limitée à sa fonction de couverture de risques. Au-delà de cette fonction de couverture des risques, c’est la protection sociale structurant de notre « vivre ensemble » qui est posée à travers la manière dont nous répondons à cette exigence de protection des individus
[1] Robert Castel : la montée des incertitudes
[2] Conclusion d’une intervention qu’il fait en 1999, à l’académie des sciences morales et politiques
[3] Entretien de Denis KESSLER à Challenges 4 Octobre 2007
[4] Pétition Front de Gauche Mai 2013
[5] Id
[6] Sociologie du Travail : Les relations professionnelles Armand et colin P248
[7] Robert Castel La montée des incertitudes p 247