Les relations entre Ti-Job et Homo-Faber sont souvent rudes. Homo-Faber a toujours considéré que Ti-Job dévalorisait le travail en le réduisant à une fonction de production rationnelle, et en minimisant sa fonction créatrice notamment. Ils se retrouvent souvent pour discuter, échanger. Cette fois leur discussion porte justement sur la différence entre Emploi et Travail.
Homo-Faber: Je pense qu’un de nos problèmes pour envisager des réponses aux situations de dysfonctionnement social dans lesquelles nous sommes, c’est de confondre Travail et Emploi
Ti-Job : C’est la même chose, pourquoi tu parles de confusion.
Homo-Faber : Justement, ta réaction montre qu’il y a confusion. Pourtant il me semble que nous ne pouvons pas confondre. Quand on parle d’emploi, le plus souvent on ne parle que de chiffres ou de courbes. On ne parle jamais du travail de son contenu, des qualifications, de métier.
Ti-Job : C’est un peu de la sémantique ton discours. Ce qui intéresse les gens aujourd’hui, c’est d’avoir un emploi pour pouvoir gagner sa vie, être autonome, se payer un logement, des loisirs, être couvert par les assurances sociales.
Homo-Faber : Tu as raison pour partie mais pas entièrement. Ce qui intéresse les gens c’est aussi le contenu de leur emploi, de leur métier, donc le travail lui-même. On a jamais autant entendu parler de malaise au travail. C’est bien que le travail ne se réduit pas à l’occupation d’un emploi. Si occuper un emploi suffisait, il n’y aurait pas de malaise.
Ti-Job : Peut-être, mais n’empêche que la situation dramatique du chômage nécessite que la priorité des priorités reste bien l’emploi.
Homo-Faber : Toi tu me parles du chômage ou de l’emploi comme s’il s’agissait de données chiffrée, de statistiques: Y’a du chômage, il faut de l’emploi. Y’a qu’à faire de bonnes équations et on aura trouvé la solution. Ce que t’oublies c’est que ce n’est pas une affaire d’équation. Derrière les mots, il y a des hommes et des femmes, qui ne vivent pas le chômage avec un grand « C ». Ils vivent une situation de chômage bien précise, suite à un licenciement, une fin de CDD ou d’une mission d’intérim ou tout simplement le chômage après l’école. Certains se sont formés pour le travail qu’ils recherchent, d’autres voudraient se former. En face on leur parle de chômage comme d’un phénomène, avec ses chiffres et ses courbes et d’emploi comme s’il s’agissait d’une donnée abstraite sans contenu.
Ti-Job : Admettons. Mais pour qu’il y ait du travail intéressant, créateur, comme tu le dis, il faut bien qu’il y ait création d’emploi. Pour cela il faut renouer avec la croissance, seule chemin pour créer de l’emploi.
Homo-Faber : Oui, mais je suis en train de te dire, qu’on ne peut pas être que sur le quantitatif. Quand on parle d’emploi, je trouve qu’on met l’accent sur le quantitatif et uniquement sur la quantitatif. On ne s’intéresse que très peu à son contenu, sa qualité, au savoir-faire nécessaire, aux conditions dans lesquelles il est exercé.
Ti-Job : Oui, peut-être, mais ce n’est pas d’aujourd’hui. Depuis qu’on est entré dans l’ère industrielle, l’emploi est devenu très important. C’est en trouvant de l’emploi dans les fabriques, que les prolétaires ont pu sortir de la misère.
Homo-Faber : Oui c’est vrai, mais on ne peut pas ignorer qu’à cette période aussi, le conflit entre travail et emploi existait. La construction de fabriques pour regrouper la production qui se faisait dans des petits ateliers, comme l’arrivée des machines pour industrialiser le travail ne s’est pas fait sans heurt. Les Canuts le Lyon dans les années 1830 se sont révoltés car ils voyaient dans l’industrialisation, une menace pour leur qualification et leur savoir-faire.
Ti-Job : Ca n’a pas été la seule raison des révoltes. De nombreuses révoltes avaient pour cause le refus de voir détruire des emplois d’ouvriers et pas seulement le savoir-faire et les qualifications, mais supprimer l’emploi et le revenus qui va avec.
Homo-Faber : Oui, c’est vrai. A cette période, la bourgeoisie marchande, a vu avec le développement du commerce une opportunité pour faire fructifier leurs biens, pour peu d’être capable de produire vite, à bas coût des produits nécessaires aux marchés qui s’ouvraient avec le développement des échanges internationaux. Ainsi progressivement, les processus de production se sont rationalisés. Le travail a été divisé en tâches. Des ouvriers ont été employés pour exécuter des tâches. C’est avec Taylor, en fin du XIX° siècle, que l’on a atteint une rationalisation qui a marqué de son empreinte toute l’organisation industrielle d’une partie du XX° siècle et qui marque encore notre siècle. Méthode qu’il a lui-même nommée « Organisation Scientifique du Travail », qui consiste à analyser méthodiquement les rythmes, les gestes, le temps…. des taches nécessaires pour réaliser un produit. Ceci dans le but d’organiser les chaines de productions afin de produire vite et pas cher. Tu seras d’accord avec moi pour dire qu’une des caractéristiques de cette méthode c’était l’abrutissement au travail. On peut dire que cette « organisation scientifique du travail » a en quelque sorte dépossédé les travailleurs du goût de leur travail[1]. Elle repose sur une organisation qui de fait atrophie le travail, le dévalorise.
Ti-Job : Probablement mais n’empêche que c’est comme cela que les pays qui ont pris le chemin de cette industrialisation, ont enregistré de grands progrès tant en ce qui concerne la satisfaction des besoins des gens que leur protection sociale. C’est avec ce modèle que nous avons vu se développer les meilleurs systèmes de protection sociale que l’humanité ait connue.
Homo-Faber : Encore une fois tu as raison, mais tu raisonnes souvent en système. Tu as du mal à voir la vie concrète des gens. Si nos pays ont développé les meilleurs systèmes de protection sociale, c’est surtout parce que des hommes et des femmes se sont battus pour obtenir des droits. La nouvelle organisation du travail a eu pour effet de créer une classe d’individus de mêmes conditions et qui n’avaient souvent à la fin du XVIII° et début du XIX° siècle, que leur force de travail à vendre. Sans propriété et ignorés dans leur conditions de travailleurs, ils ont exigés dans des actions collectives, d’avoir des droits et des garanties, contre les pertes de revenus, contre l’arbitraire patronal, pour réduire un temps de travail épuisant et inintéressant, pour le droit de s’organiser. Tout ça n’a pas été donné. Tout cela a été obtenu et très souvent par des luttes violentes. Au moins dans les premiers temps de l’ère industriel.
Ti-Job : Ce n’est pas contradictoire avec ce que je dis. Et il faut insister sur le fait que c’est dans cette période qu’a pris naissance le statut de salarié et que s’est développée la « société salariale » qui a permis des progrès importants.
Homo-Faber : Tout à fait. Mais qu’on se comprenne bien, je ne veux pas remettre en cause les moteurs qui ont conduit à ses progrès. Ces moteurs ont existé. Ils ont produit leurs effets et c’est un fait incontestable. Je constate simplement que ce modèle qui a produit beaucoup de choses positives et en particulier les systèmes de protections sociales, s’est construit et développé sur une logique qui a dévalorisé le travail en le résumant à des tâches et les travailleurs en exécutants. Dans le même temps, c’est cette organisation du travail et cette condition salariale qui a produit des organisations sociales collectives progressistes.
Ti-Job : C’est aussi capital de rappeler que ce statut de salarié a permis non seulement de sortir de la misère. Tu as raison de dire que c’est à partir de là que ce sont construites des organisations sociales collectives progressistes qui, par leur action, ont permis des avancées considérables : Obtention de droits, de garanties, des journées de travail moins longues, un temps de travail réduit, bénéficier de congés...
Homo-Faber : Tout cela est très vrai. Mais il ne faut pas oublier qu’avec les conditions de travail imposées par le Taylorisme, les ouvriers ont lutté pour avoir des compensations à ces mauvaises conditions de travail, notamment l’obtention de primes et surtout la réduction du temps de travail pour avoir plus de temps libre. Rappelons-nous que la fête du 1° mai est une journée dédiée à l’action pour la réduction du temps de travail de partout dans le monde (Les manifestations de Chicago, en 1889 pour la journée de 8 heures se sont terminées par un massacre. En 1891, à Fourmies lors d’une manifestation ce jour de commémoration l’armée tire sur la foule, faisant 9 morts et plusieurs blessés).
Tout ceci pour dire que les conditions dans lesquelles s’est organisée la production avec l’industrialisation, ont conduit à ce que ce que les ouvriers s’organisent et agissent pour obtenir des contreparties aux conséquences de cette organisation qui dévalorisait complètement le travail, et notamment la réduction du temps passé dans ces conditions.
Ti-Job : Tu es en train de me dire que l’action du mouvement syndical s’est cantonnée à une action défensive et qu’il a contribué à dévaloriser le travail en se battant pour des compensations à cette dévalorisation. C’est pourtant cette action qui a permis la création des systèmes de protection sociale, comme je le disais tout à l’heure.
Homo-Faber : Tu sembles voir dans mon propos une critique de ce qui a été fait
Ti-Job : Oui je sens cela.
Homo-Faber : Ce n’est pas du tout ça. Je ne porte pas de jugement sur l’action du mouvement syndical. Le mouvement syndical, n’est pas né de rien. Il est né et s’est développé dans un contexte très précis, celui de l’ère industrielle qui a dévalorisé le travail, en tant que création. Il ne faut pas avoir une vision mythique de notre histoire sociale. Le mouvement syndical est consubstantiel à la société industrielle. L’action de ce mouvement a finalement permis d’obtenir des compensations à un travail dévalorisé et permis de construire des garanties contre les aléas de la vie que l’absence de propriété de la part des prolétaires, ne permettait pas d’avoir. De ce point de vue le mouvement syndical, et plus largement ce qu’on appelle le mouvement ouvrier sont des mouvements qui ont été des lieux et des espaces de création et d’émancipation, chose que le travail ne permettait pas.
Ti-Job : Je te sens plus positif. C’est super important de conserver tous ces acquis obtenus. Et aujourd’hui, on a le sentiment, avec le chômage de masse, que ce statut se délite et ça créé beaucoup d’angoisses chez les jeunes, et dans toutes les couches de la société
Homo-Faber : D’abord la réalité n’est pas binaire. Il n’y pas d’un côté le tout positif et d’un autre le tout négatif. Tout s’entrechoque, s’entrecroise. Deuxièmement, je comprends tout à fait cette angoisse. Et je pense que celles-ci posent des questions fondamentales sur les moteurs du développement de notre société.
Ti-Job : Qu’est-ce que tu veux dire ?
Homo-Faber : Je ne sais pas comment on peut redonner l’espoir si on ne change pas notre approche de développement et notre approche du travail. Avec ce que l'on a appelé l'état providence, un certain équilibre a été trouvé entre croissance forte/emploi/protection sociale. Le "compromis fordiste" qui s’est imposé a, en quelque sorte, institué un partage des tâches. Au patronat d'être totalement libre dans les choix stratégiques et les organisations du travail de leurs entreprises. En contrepartie, les salaires augmentent, les systèmes sociaux sont financés par le travail.
Ce compromis n'est pas explicite. Il est le résultat de luttes, souvent âpres et de négociations serrées. Ce compromis a permis d'assurer des droits et leur financement, mais la fonction créatrice du travail comme sa fonction réalisatrice du travailleur, a été implicitement ignoré au profit d’une division et d’une spécialisation du travail. Aujourd’hui, et depuis près de 30 ans ce compromis est en fort déséquilibre.
Ti-Job : Tu penses que les crises dans lesquelles est entré notre modèle économique et social, sont durables et par conséquent on ne retrouvera pas les équilibres du passé.
Homo-Faber : J’ai l’impression qu’on court après des solutions sans s’interroger sur le modèle et les moteurs de ce modèle. Quand des générations entières ont entendu parler de crise, cela veut dire que nous ne sommes pas seulement en crise mais en mutations profondes. Mais on feint d’ignorer cette réalité. Pourtant, on voit bien qu’avec le chômage de masse, d’une part nos systèmes de protections sociales sont en grandes difficulté, d’autre part, l’acceptation d’emplois dévalorisés sans les contreparties que le modèle précédent pouvait fournir, ne fait plus consensus.
Ti-Job : Pourtant c’est bien par la création d’emploi que l’on pourra à la fois trouver les moyens de financer nos systèmes de protections sociales.
Homo-Faber : Bien sûr que l’on doit favoriser la création d’emplois. Mais il me semble que nous devons le faire autrement que nous le faisons.
Ti-Job : Explique toi, j’ai toujours l’impression que tu minimises la création d’emploi, alors que nous savons qu’avoir un emploi est la condition pour être inséré dans notre société.
Homo-Faber : Je ne minimise pas la création d’emplois. Mais je m’interroge sur les emplois que l’on crée et les conditions dans lesquelles on les crée. Pour me faire comprendre je veux revenir sur les déséquilibres qu’ont connus notre modèle de développement et par conséquent nos systèmes de protection sociale. Le cycle « croissance forte/création d’emploi/financement de la protection sociale » a été perturbé dans le milieu des années 70 du siècle dernier, du fait, entre autre, d’une internationalisation plus forte des économies. Les politiques de relance de la consommation qui avaient jusqu’ici été le moyen de faire repartir le cycle se sont heurtées à la réalité d’un monde économique devenu mondial. La consommation repartait mais ne profitait pas à la création d’emploi chez nous. Les biens et les produits étaient fabriqués ailleurs. La France avait un appareil industriel vieillissant par manque d’investissements et avait par ailleurs abandonné des créneaux pour des raisons de coûts de production.
Ti-Job : Il y a eu certes beaucoup de destruction d’emplois industriels à l’époque comme tu le dis, mais cette destruction n’est pas seulement due aux manques d’investissements. Elle est aussi causée par la modernisation des processus de production et l’arrivée de la robotique dans de nombreux secteurs d’activité. Ces modernisations ont permis d’améliorer les conditions de travail et de réduire la durée de celui-ci pour beaucoup de salariés. Et c’est une bonne chose que de se libérer du travail, on peut ainsi partager l’emploi.
Homo-Faber : Tu as raison, et en même temps qu’on modernise qu’on robotise, certains se mettent à rêver d’un monde où on pourra être libéré totalement du travail. Pour les détenteurs de capitaux, les investisseurs ou des grands patrons, le travail devient trop cher. Alors comme Serge Tchuruk (ex patron d’ALCATEL) Ils rêvent parfois d’un monde pur, d’une entreprise numérisée, d’un monde sans travail, sans usines[2]. Pour les travailleurs, le travail est insatisfaisant, répétitif, stressant. Y échapper pour pouvoir se réaliser ailleurs dans des loisirs, des voyages, des activités diverses, devient un objectif majeur.
Ti-Job : Sauf qu’entre le rêve et la réalité il y a un monde. Des usines sans travailleurs ou un monde sans usine, ça n’existe pas. Et justement, parce qu’il y aura moins de travail, il faut réduire la durée et partager le travail.
Homo-Faber : Tu mets le doigt sur une vraie difficulté. Quand on fait une RTT arithmétique, ça ne marche pas. Si on considère que l'emploi peut se partager de manière arithmétique on se trompe. La manière dont une personne exerce son travail sera différente de la manière dont une autre va l'exercer. A ne prendre que le volume en considération, on ne reconnaît que le caractère objectif du travail. Tu es tourneur, et ce que fait un tourneur, un autre tourneur peut le faire. Et bien ce n'est pas sûr. Si je prends cet exemple ce n'est pas un hasard, j’ai travaillé en mécanique. Tous les tourneurs n'ont pas la même manière d'exercer leur métier, dans la façon de travailler la matière comme dans la façon de travailler avec les autres corps de métiers du même atelier, les fraiseurs, les ajusteurs... Mais encore une fois la vision statistique de l'emploi, ne peut pas être sensible à ces particularités.
Ti-Job : Ceci étant, le partage de l'emploi se fait quand même. D'un côté il y a ceux qui ont un emploi, de l'autre ceux qui n'en ont pas.
Homo-Faber : La situation est plus complexe que cela. Il y a beaucoup de personnes qui ont un emploi et qui se sentent dans des situations très fragiles. Leur entreprise ne se porte pas très bien, leur emploi est peu qualifié et ont peur de se retrouver au chômage. D'autres ont un travail dans lequel ils ne se sentent pas reconnus. Il y a aussi toutes les personnes qui enchaînent des contrats de courtes durées. On pourrait parler également de ceux pour qui la pression est telle qu'il n'y a plus de frontière entre leur vie pro et leur vie privée. Et je n'ai pas parlé de tous ceux et toutes celles qui font des "petits boulots" comme on dit souvent, pour désigner pourtant des activités très importantes comme la garde d'enfants ou les services aux personnes âgées. On pourrait ajouter tous ceux qui, étudiants ou non font des "jobs" de quelques heures/semaines, le plus souvent peu intéressants. On englobe toute cette diversité sous le terme Emploi. Et on transforme tout cela en équation pour nous donner le taux de chômage. Ça n’a plus de sens. Nous sommes dans une situation qui nous conduit obligatoirement à changer notre approche.
Ti-Job : Oui mais comment ?
Homo-Faber : Avant de répondre à ta question, j’aimerais aller au bout de mon explication sur ce "compromis fordiste" dont je t’ai parlé tout à l’heure. Ce compromis s’est prolongé par une sorte de consensus entre détenteurs de capitaux et travailleurs pour se débarrasser du travail, soit parce qu’il est pénible, inintéressant, stressant…, soit parce qu’il coute cher. Ce consensus repose sur des objectifs très différents. Les détenteurs de capitaux, veulent toujours tirés profits de leurs investissements et placements, les travailleurs veulent pouvoir bénéficier d’un temps hors travail (loisirs, temps de retraites de plus en plus long…) dans les meilleures conditions. En clair d’un côté, il n’est pas questions de revoir les garanties sociales obtenues dans la période précédente, de l’autre il faut tirer toujours plus de dividendes sur l’argent investis et placés. C’est à la fois sur ce consensus et ces divergences que l’idéologie néolibérale a pu de nouveau s’imposer en prétextant avoir des réponses à cette équation impossible. Pour cela elle s’est appuyée sur une industrie financière puissante et ses modèles mathématiques, tout aussi puissants.
Ti-Job : Tu parles de l’idéologie néolibérale comme si tout était pensé, écris d’avance. Tu ne vas pas toi aussi te mettre à théoriser sur le complot !
Homo-Faber : Pas du tout, mais si tu comprends ça, dans ce que je dis, c’est que je me fais mal comprendre. Que les choses soient claires. Il n’y a pas plus de complot que de « main invisible ». Il y a beaucoup de raisons qui peuvent expliquer cette percée de l’idéologie néolibérale (déséquilibre du modèle keynésien, aspiration à plus de liberté individuelle, pesanteur administrative et réglementaire des dispositifs collectifs, internationalisation des échanges et des économies….). Pour ma part, je fais l’hypothèse qu’une ce ces raisons c’est le consensus pour prolonger un modèle qui finalement a permis de développer une « économie de la rente »[3] pour tout le monde, au détriment d’un travail créateur et émancipateur.
Ti-Job : C’est peut-être comme cela que l’on a pu tout de même préserver le plus gros de nos avantages, même si effectivement il y a une partie de la population qui est plus touchée qu’une autre.
Homo-Faber : Bien sûr que l’histoire est plus complexe. Entre le modèle issu de ce qu’on peut appeler le « capitalisme industriel » et le « capitalisme financier », il n’y a pas une rupture radicale, surtout dans les pays du nord de l’Europe. Mais la logique financière de ce nouveau capitalisme a pénétré les entreprises, en modifiant leurs financements et leurs organisations. Et encore une fois le travail et les « travailleurs » paient un lourd tribut à cette nouvelle forme de capitalisme.
Ti-Job : Pourquoi ?
Homo-Faber : L’arrivée des fonds d’investissement ou des fonds de pension anglo-saxon sur le marché, a donné des possibilités de financement inédites aux entreprises. Dans le cadre du capitalisme industriel, les entreprises étaient le plus souvent la propriété des dirigeants et les banques étaient les principaux acteurs du financement des investissements par le recours aux prêts. L’arrivée massive des fonds de pensions, qui sont en fait les gestionnaires de l’épargne retraite des travailleurs américains et anglais notamment, cherchent à faire fructifier cette épargne. Ils cherchent des lieux où placer cet argent. Les entreprises sont des cibles importantes. Un certain nombre de lois d’abord aux Etats-Unis puis dans les autres pays sont promulguées pour libéraliser le financement des entreprises. Le rôle des banques changent. C’est ce qu’on a appelé la désintermédiation bancaire[4].
Ti-Job : D’accord, mais le travail n’a rien à voir la dedans. L’important c’est que par ce moyen les entreprises ont trouvé des moyens de financement. Sans ceux-ci, elles auraient peut-être disparues et l’emploi avec.
Homo-Faber : Tu vas comprendre pourquoi le travail est concerné. Les fonds de pensions ou autres fonds d’investissement qui se sont développés du fait des législations dans les différents pays pour favoriser les flux financiers en directions des entreprises au niveau international, sont devenus actionnaires des entreprises et sont devenus maîtres du jeu dans la définition des objectifs des entreprises. Ce qui intéresse les investisseurs, c’est moins ce que l’entreprise produit que sa capacité à produire des dividendes. Ils exigeaient en contre partie de leur prise de participation dans les entreprises, des retours sur investissements bien supérieur à l’inflation. Exigences de rendement à 2 chiffres, alors que l’inflation étaient de plus en plus faible autour de 2%. Alors pour obtenir ces chiffres, il a fallu encore plus rationaliser les organisations des entreprises et donc le travail. Comme le dit Pierre Yves Gomez« La technologie de la finance, avec ses ratios, ses équations, ses systèmes d’information, ses reportings et ses contrôles, doit permettre de gérer le travail concret de manière optimisée, en l’orientant à partir du profit final à réaliser ».
Avec le taylorisme le travail a été découpé en tranches ou en tâches, avec la financiarisation le travail devient abstrait derrière des chiffres, des ratios et des courbes, en complète contradiction avec la réalité vécue par les «travailleurs ».
Ti-Job : Décidément tu retombes toujours sur tes pattes pour dire que le travail est atrophié.
Homo-Faber : Ce n’est pas une question de retomber sur ses pattes ou pas. Pour revenir au début de notre discussion, je ne vois pas comment on peut sortir de cette impasse dans laquelle nous sommes, si on ne repense pas le travail, sa place, son contenu, sa qualité, la reconnaissance de ceux qui le réalisent…. L’illusion d’une société sans travail ou des usines sans salariés est un mirage. Elle a pu marcher un temps car on a fait croire pendant un temps aux individus qu’ils pouvaient épargner plus pour leur retraites, pour poursuivre ce rêve d’échapper au travail. On leur a même dit que l’épargne individuelle sous forme de capitalisation était plus sûre que les modèles plus collectifs par répartition qui plombaient les déficits publics. En France, heureusement, nous n’avons pas été aussi loin, mais dans les pays anglo-saxon, avec la crise de 2008 beaucoup de travailleurs et de retraités ont perdu une grosse partie de leur épargne, donc des moyens qu’ils avaient mis de côté pour financer leur temps libre en contrepartie d’un travail plus ou moins intéressant qu’ils avaient exercé.
Ti-Job : Ce n’est pas très gai ce que tu me décris.
Homo-Faber : Je ne veux pas noircir le tableau mais aujourd’hui, les gens et notamment les jeunes, y compris et peut être même surtout, ceux qui ont été à l’école pour se former acceptent de moins en moins le compromis ancien : Travail inintéressant, contre la garantie de travailler moins longtemps au cours de leur vie. Ils n’acceptent plus ce compromis pour deux raisons essentielles. Ils ne sont pas disposés à accepter un travail qui ne les intéresse pas et dans lequel ils ne sentent pas reconnus. Ils ne croient plus non plus aux contreparties qui leur assureraient de pouvoir bénéficier d’un long temps « hors travail ». Quant à ceux qui se sont peu ou pas formés, ceux et celles qui sortent de l’école sans formation ni qualification, ils ne supporteront plus longtemps une société qui ne les occupent que de petits jobs et ne les protègent que par des expédients (RSA, CMU-C…).
Ti-Job : Tu ne crois pas que tu es un peu dur quand tu parles de la CMU-C ou du RSA comme des expédients. Sans ces dispositifs les gens seraient à la rue.
Homo-Faber : Je ne crache pas sur ces dispositifs. Ils existent et tant mieux et dans cette période de mutations fortes que nous vivons depuis 3 décennies, ces mesures ont été des progrès sans conteste. Mais on voit bien que ce n’est pas durable. Il me semble qu’on arrive au bout d’un système reposant sur l’illusion d’un monde ou le travail est absent (Il a été totalement escamoté par des mécanismes financiers qui le rende abstrait et invisible) et où le profit est maxi. Il marche encore un peu car des catégories sociales les plus protégées, semblent encore trouver un intérêt à ce système qui individualise le financement des garanties sociales. Mais ces catégories sont de moins en moins nombreuses, car les vrais bénéficiaires de ce modèle, ce sont les plus haut revenus et les détenteurs de capitaux et/ou de patrimoines. Avec pour résultat, une progression des inégalités qui sape les fondements de nos démocraties.
Ti-Job : Et alors ont fait quoi avec ça, on refuse les emplois parce qu’ils ne sont pas de qualité, on encourage les gens à ne pas prendre n’importe quoi comme emploi ?
Homo-Faber : Tu sais bien que ce n’est pas si simple. Les ruptures radicales n’existent pas. Par contre, faire le constat que nous sommes dans une impasse, oblige à décaler le regard et donc l’analyse des situations pour proposer dans le quotidien des choses concrètes. Et tout ce qui favorise la qualité est de mon point de vue capital. C’est en remettant l’accent sur la qualité du travail, des produits, que l’on redonnera au travail toute sa place. En parlant qualité du travail, on ne s’intéresse pas uniquement à ce qui est produit, mais comment et, aux conditions dans lesquelles la production se réalise. On sort du travail abstrait en s’intéressant aux conditions de la production et donc à ceux et celles qui la réalisent. Je suis persuadé que cette approche ouvre des nouveaux champs à la place du travail, à son rôle créateur et à sa fonction émancipatrice. Un nouvel horizon de développement s’ouvre pour refonder nos systèmes de protection sociale.
Ti-Job : Bien, je sens que tu es un peu plus optimiste qu’au départ, mais j’aurais encore de quoi dire. Il est tard. Il faut que je parte. Je distribue les journaux dans les boites à lettre le matin. C’est mon job. Il faut que je me lève tôt.
[1] Pierre Yves GOMEZ : Le travail invisible, l’histoire d’une disparition.
[2] Déjà cité
[3] Déjà cité
[4] Accès direct des entreprises aux financements par émission de titres plutôt que par endettement auprès des acteurs institutionnels.