Conformément à la loi REBSAMEN du 17 août 2015 qui modifie les règles de la négociation du régime des intermittents du spectacle, la lettre de cadrage émanant des partenaires sociaux vient d’être envoyée aux employeurs et Organisations syndicales du secteur, en charge de fixer les conditions d’indemnisations des personnes relevant du statut de l’intermittence du spectacle.
Mon propos n’est pas de m’attarder sur le positionnement des uns et des autres, mais de participer à éclairer le débat. Trop souvent présenté comme un conflit binaire entre ceux qui défendraient la culture et eux qui voudraient voir son expression réduite, ce débat est tout sauf binaire et ne peut être réduit en conflit entre les gens de culture et les autres.
Je ne saurais que trop conseiller de lire, à tous ceux qui veulent approfondir le sujet, le remarquable livre de Pierre Michel MENGER « Le travail créateur, s’accomplir dans l’incertain [1]» et particulièrement pour ce qui concerne les enjeux de la négociation qui s’ouvre, le chapitre 10 « L’artiste, l’employeur et l’assureur, la croissance déséquilibrée du travail par projet dans les arts du spectacle [2]»
On les appelle les intermittents.
Ils sont artistes et techniciens. Ce sont des créateurs au sens fort du terme. Metteurs en scène, acteurs, comédiens, chanteurs, danseurs, musiciens, techniciens…, tous ceux et toutes celles qui font que nous pouvons goûter à la richesse de l’expression culturelle à travers le cinéma, le théâtre, la chanson, la comédie, la musique... Voilà qui on nomme quand on parle des intermittents du spectacle. Ce terme est souvent associé à celui de statut au sein duquel plusieurs choses s’entrechoquent :
- Statut administratif / Métiers spécifiques et nombreux
- Hyper-flexibilité / Travail créateur souvent émancipateur
- Dérèglementation génératrice d’inégalités / Système d’assurance reposant sur la solidarité interprofessionnelle.
Ce statut n’est pas nouveau. Il veut prendre en compte la spécificité des métiers du spectacle. La création du régime salarié intermittent pour les cadres et les techniciens du cinéma date de 1936, du front Populaire, sous le vocable de « salarié intermittent à employeurs multiples ». A l'époque Le cinéma avait du mal à trouver, pour des durées courtes, des techniciens de différentes professions, qu’il s’agisse de menuisiers ou de peintres par exemple pour les décors ou autres métiers nécessaires à la réalisation de films. D’où la création de ce que l’on peut appeler une dérogation au droit commun du travail, avec la mise en œuvre de règles spécifiques d’indemnisation des salariés de ce secteur.
Au milieu des années 60, cette dérogation est élargie aux techniciens de l’audiovisuel et du spectacle. Puis c’est au tour des artistes en fin des années 60. Cette dérogation devient un statut qui intègre le régime d’assurance chômage créé en 1958 comme régime spécifique, sous forme de 2 annexes. Une, appelée « Annexe 8 » concerne les ouvriers et les techniciens de l’édition phonographique, de la production cinématographique et audiovisuelle, de la radio, de la diffusion et du spectacle. Une autre, « Annexe 10 », concerne les artistes.
Ce régime permet aux ressortissants de ce statut, pour les périodes sans salaires ou sans cachets, de percevoir une indemnisation de la part de Pôle emploi sous la condition d’avoir réalisé 507 heures au cours des 319 jours précédents pour les artistes, et 304 pour les techniciens. Cette indemnisation est calculée sur la base de la rémunération composée de cachets ou de salaires. Rentrent aussi en ligne de compte des périodes de stage et des heures d’enseignement sous certaines conditions.
Hyper-flexibilité, réalisation de soi et participation à la vie de la cité, le cœur du paradoxe
Dans son ouvrage cité en introduction Pierre Michel MENGER donne à voir pourquoi l’emploi en CDD intermittent s’est imposé comme la norme d’emploi dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et des spectacles. C’est parce qu’il procure trois avantages décisifs aux entrepreneurs culturels, nous dit l’auteur :
- « Le premier est un avantage organisationnel, celui de la flexibilité fonctionnelle de la structure projet de l’activité…
- Le deuxième est l’allègement des coûts de main-d’œuvre qui, de fixes deviennent idéalement variable
- Le troisième est une couverture avantageuse du risque de chômage inhérent à une formule de désintégration verticale de la production… «
Plus largement nous dit Pierre Michel MENGER « l’assurance chômage offre une garantie conjointe, au salarié et à ses employeurs…Le salarié et l’employeur s’engagent dans une coopération mutuellement avantageuse pour se couvrir au mieux des risques qu’engendre la flexibilité dont ils font usage. »
Contrairement au fonctionnement habituel du marché du travail, pour ce secteur, « toute la charge de l’organisation de ce marché est en réalité reportée sur l’extérieur de la relation entre l’employeur et le salarié[3] ». En l’occurrence sur l’organisme en charge d’assurer le risque du travail en discontinu, l’Assurance Chômage, qui supporte le financement du système d’indemnisation des intermittents. Système que les employeurs « ont tout intérêt à faire défendre par leurs salariés »[4] En effet celui-ci leur procure « une abondance exceptionnelle de main-d’œuvre et un réservoir suralimenté de talents à mettre en concurrence » alors que « les coûts induits d’assurance chômage de leurs personnels sous employés ne sont pas internalisés dans leurs comptes d’employeurs, mais mutualisés avec ceux de tous les autres secteurs d’activité.[5] »
Entre hyper-flexibilité, réalisation de soi et participation à la vie de la cité par son travail, ce statut de l’intermittence est assez révélateur de questions qui se posent au monde du travail dans son ensemble. Mais au-delà de cette mise en lumière de ce que pourrait être demain le monde du travail, ce secteur, son organisation, son fonctionnement, ce qu’il développe comme métiers, compétences et savoir-faire, son financement, est l’expression d’un paradoxe extraordinaire.
Je reprends à mon compte les propos de Pierre Michel MENGER qui montent ce paradoxe :
« L’expérience française de l’intermittence et de ses crises de réforme parait incarner deux positions radicalement opposées :
- Celle d’une forme d’apothéose de la flexibilité du marché du travail et de l’organisation par projet, qui substitue le contrat temporaire à l’intégration permanente du salarié dans la firme, et dans laquelle le capitalisme le plus avancé peut reconnaitre l’une de ses métamorphoses.
- Celle d’une apothéose de la critique du capitalisme qui a construit la relation d’emploi et les gains de productivité attachés à la division du travail sur le lien de subordination durable du travailleur à la firme employeuse et à son appareil hiérarchique de contrôle et de prescription de tâches dûment segmentées.
On peut y entendre 2 utopies régulatrices :
- La première est celle d’un monde dotée d’organisations temporaires qui s’approchent de la perfection concurrentielle des marchés…
- La seconde utopie est celle d’un monde d’accomplissement de soi dans un travail expressif, et sur un horizon long et continu de développement individuel »[6]
Solidarité professionnelle, interprofessionnelle et nationale
Si tout le monde reconnaît la spécificité des métiers du spectacle, la question de la répartition de la charge pour financer le statut est une question. Dans son livre datant de 2009, Pierre Michel MENGER rappelle que le montant total des cotisations des employeurs des intermittents du spectacle, « ne couvre qu’un sixième ou un septième des dépenses assurancielles engendrées par ses pratiques d’emploi flexible »[7]
S’il est naturel que la solidarité interprofessionnelle et la solidarité nationale participent au financement de ce secteur d’activité qui favorise la création artistique, il n’empêche que des questions fortes sont posées sur la responsabilité des uns et des autres et notamment à la profession elle-même. Pour que Le système perdure, il ne doit ni cacher, ni occulter les inégalités énormes au sein du secteur, qui ne sont aujourd’hui régulées par aucun mécanisme de solidarité interne à la profession. En effet, le système de couverture chômage de l’intermittence forme « le socle de l’acceptabilité » de cette organisation désintégrée de la production génératrice « d’incertitudes et d’inégalité inhabituellement élevée… L’indemnisation du chômage est apparue à beaucoup comme la seule grandeur collective effectivement mutualisable, alors que l’allocation des emplois échappe aux mécanismes régulateurs qui pourraient corriger les inégalités d’activités ». Pierre Michel MENGER de dire au regard de l’évolution importantes du nombre d’employeurs comme de personnes en CDD d’usage dans la profession, que le système procure « un considérable effet d’aubaine exploité par l’employeur pour abaisser le coût de sa main d’œuvre et transférer sur l’assurance chômage le coût du maintien en disponibilité de celle-ci, entre 2 contrats »
Ainsi peut-on considérer que la solidarité interprofessionnelle qui se manifeste à travers le régime de l’assurance chômage est d’autant plus compréhensible et acceptable quand la profession s’engage à d’avantage s’organiser et se structurer et quand l’état fait jouer la solidarité nationale au bénéfice des salariés du spectacle.
Les négociations d’assurance chômage de 2003, ont été l’occasion d’amorcer une réforme, qui marque un tournant et provoque une modification de l’architecture du régime spécifique des intermittents. En effet à partir de 2003, à ce statut financé par l’assurance chômage est venu progressivement s’ajouter un fonds financé par l’Etat.
Si 2003 a vu la création d’un fond à titre provisoire, la signature de la convention assurance chômage renégociée en 2006 n’a été possible qu’à 2 conditions exigées par les signataires :
- Celle d’un engagement ferme de l’Etat pour rendre pérenne ce fonds créé en 2003, à titre transitoire.
- Celle de la profession à s’engager dans de véritables négociations de conventions collectives pour mieux organiser l’intermittence.
Le 1° Janvier 2007, le fonds devient le Fonds de professionnalisation et de solidarité (FPS). Ce fonds financé par l’ETAT comporte un volet indemnisation qui prolonge celle de l’assurance chômage sous certaines conditions, et un volet professionnalisation et social
Concernant l’engagement de la profession, mis à part la restructuration de la profession qui a permis d’établir 8 champs professionnels dotés de pouvoir de négociation, celles-ci n’ont pas toutes permis de parvenir à un accord, pour chaque champ, sur les CDD d’usage éligibles au régime.
A chacun et à tous de prendre ses responsabilités
En 2014, Manuel VALLS a répondu favorablement à un certain nombre d’organisations de la profession qui demandaient à participer à la négociation de l’assurance chômage. Avec la loi REBSAMEN du 17 Août 2015, qui inscrit cette réforme dans la loi, la négociation de l’assurance chômage se fait en plusieurs étapes. Puisque la loi prévoit que la réforme de l’intermittence, négociée maintenant par les acteurs de la profession eux-mêmes, doit s’inscrire dans le cadrage financier défini à l’échelon interprofessionnel, la première étape consiste à élaborer par les partenaires sociaux gestionnaires du régime, une lettre de cadrage dont le cadrage financier, laquelle est envoyée aux partenaires sociaux du régime des intermittents.
Cette lettre a été élaborée et signée par 3 organisations syndicales et 3 organisations patronales.
Ceux-ci à partir de ce cadrage doivent négocier les règles et les conditions d’indemnisation des intermittents.
Les organisations représentatives de la profession ne pourront pas indéfiniment refuser de prendre leur responsabilité en rejetant la responsabilité sur les autres.
Gaby BONNAND
[1] Pierre Michel MENGER Gallimard – Le Seuil Avril 2009
[2] Id P 482 -517
[3] Id P 497
[4] Id P 506
[5] Id P 506
[6] Id P 516
[7] Id P 509