Dans une tribune au Monde du 13 Novembre 2016[1], Dominique Meda développe une analyse selon laquelle la gauche aurait une écrasante responsabilité dans la victoire de TRUMP.
Son développement l’amène à pointer plusieurs dates et faits qui signent les reniements de la gauche,
- 1983 où la gauche s’est soumise à « une Europe qui ne parvenait pas à devenir politique », plutôt que de « continuer à défendre l’intérêt du paradigme Keynésien »
- 1985-1986 où la gauche a cédé « aux sirènes de la libre circulation des capitaux et de l’ouverture des marchés financiers »
- 1994 qui voit le soutien de la gauche au rapport MINC de, sur l’orthodoxie budgétaire qui a conduit à « une augmentation insupportable du chômage », à « l’abandon par la gauche des banlieues », au « désintérêt des conditions de travail ».
Son propos ne vise pas seulement la gauche française. Elle pointe également les trahisons de Clinton et notamment sa « réforme qui pousse les allocataires de minima sociaux à reprendre le travail à n’importe quel prix, plongeant dans la misère ceux qui n’en sont pas capables » ; mais aussi les trahisons de Blair-Schröder qui « en appellent à en finir avec cette vieille gauche, dopée aux dépenses publiques, incapable de croire à l’entreprise et à la compétitivité » qui conduit Schröder à entreprendre des réformes du marché du travail sur fonds de culpabilisation des chômeurs.
Pour Dominique MEDA, La situation aux Etats-Unis avec l’arrivée de Trump au pouvoir et en France avec le Front National aux portes de l’Elysée, est largement due au ralliement de la gauche « au paradigme néolibéral »
Et de conclure « Tant que la gauche n’aura pas renoué avec ses principes fondamentaux, ses (improbables) succès électoraux seront autant de victoires à la Pyrrhus, faisant le lit de la droite et de l’extrême droite ».
A la lecture de cet article, je ressens à la fois un intérêt pour la démonstration d’une apparente rigueur et un malaise évident.
Je ne suis ni commentateur ni responsable politique ayant exercé des responsabilités dans les périodes identifiées par Dominique Méda. Je ne suis pas historien non plus. Je suis un militant syndical CFDT, actif dans les périodes identifiées par l’auteur.
A aucun moment Dominique Meda ne parle de la situation concrète des individus comme si une analyse de plus de 30 ans de vie économique et politique pouvait se faire en dehors du social réel, du concret de la vie les individus, déconnectée des tensions entre pensée et action. Comme si les idées vivaient leur vie sans rapport avec la réalité, le contexte, les rapports de force en présence...
Cette question me taraude d'autant plus qu’à la remémoration des dates évoquées par Dominique Meda, je suis renvoyé, de par mon histoire, au monde et aux actions syndicales de l’époque.
Je pense par exemple au milieu des années 80, que Dominique Meda situe comme la période de première trahison de la gauche. Ces dates me renvoient à la grande négociation interprofessionnelle sur « l’adaptation des conditions d’emplois », engagée entre le patronat et les organisations syndicales.
Je me dirige vers mes archives et je relis les analyses de la CFDT durant cette négociation, exprimées par Edmond Maire, son Secrétaire Général [2] : « Dans toute l’Europe occidentale, la flexibilité est devenue le maître-mot du patronat et, en même temps, l’objet premier des discussions de chaque confédération syndicale comme de la confédération européenne des syndicats.
La thèse patronale, largement importée des Etats-Unis, est d’un simplisme brutal : Les garanties collectives et la protection sociale arrachées par la lutte centenaire du mouvement ouvrier sont un obstacle aux mutations technologiques et économiques, donc à l’emploi, par leur coût excessif et par les rigidités qu’elles entretiennent. Il faut reconquérir de la souplesse dans la gestion de la main d’œuvre en démantelant ces garanties en prônant –comme l’a fait Yvon Gattaz dans sa conférence de presse de rentrée- une dérèglementation généralisée…
Face à cette offensive sans précédent, le réflexe syndical premier et unanime consiste à opposer un non sec à cette flexibilité-là. La suppression des garanties sociales n’est pas un moyen acceptable pour affronter l’avenir.
Mais au-delà, deux attitudes se font jour qui traversent tout le mouvement syndical européen et, plus ou moins, chaque confédération syndicale.
Pour les uns, la flexibilité n’est qu’un thème patronal, à rejeter en bloc : Le mouvement syndical doit défendre ses acquis sociaux et ses conceptions traditionnelles du progrès social sans s’interroger plus avant.
Pour les autres, et la CFDT dans la grande majorité de ses militants en fait partie, le rejet global de la notion de souplesse – ou de flexibilité – est un piège redoutable…
La montée du chômage, l’accélération des mutations, le développement des petites entreprises, ont mis au premier plan le thème de la flexibilité. La majorité du patronat y voit le moyen de mettre à mal les garanties collectives des salariés. Certaine syndicalistes puisent dans cette attitude patronale des arguments pour rejeter toute notion de flexibilité et s’enfermer dans la défense d’une conception des acquis qui nie la métamorphose en cours des conditions de production.
La CFDT … entend au contraire renforcer la crédibilité et l’autorité du syndicalisme en développant une conception dynamique de la flexibilité pour assurer l’avenir de l’emploi et l’avenir des garanties sociales ».
Voilà l’analyse qui a conduit la CFDT à s’engager dans la négociation sur l’adaptation des conditions de l’emploi, en 1984. L’avis positif du Bureau National CFDT du 16 Décembre 84, malgré les insuffisances du projet d’accord, est en cohérence avec une vision de l’action syndicale capable de prendre en compte les réalités diverses des salariés.
Ce projet d’accord dénoncé par une grande partie de ce que l’on peut appeler « la gauche syndicale et politique » comme un renoncement aux acquis sociaux « tout en refusant de rechercher des réponses syndicales adaptées au grave problème de l’emploi [3]» n’a pas créé les conditions pour peser sur le patronat qui l’a bien compris.
La déclaration du 26 décembre du Bureau National qui « considère que les acquis positifs de la négociation ne doivent pas être abandonnées [4]», montre très clairement que les raisons de la non-signature tiennent d’avantage à l’incapacité d’assumer collectivement un accord, que le contenu même de l’accord.
Nous savons depuis, que cet échec a ouvert la porte à une dérégulation sans précédent du code du travail en matière de durée et d’organisation du travail durant plusieurs années, en marginalisant le syndicalisme dans les processus de mutations des entreprises et notamment dans les plus petites.
Je me remémore également la période du début des années 90, identifiée comme des périodes de trahison par Dominique Meda. J’exerçais à cette époque des responsabilités à l’Union locale CFDT de Rennes. Nous étions submergés de demandes de la part de salariés d’entreprises, parfois organisés en section syndicale, parfois non, pour les accompagner alors que leur boite connaissaient des difficultés économiques importantes avec de nombreuses suppressions d’emploi. (La crise des années 92-93). C’est l’époque où la CFDT à Rennes, mais aussi ailleurs dans le pays, s’engage souvent dans la mise en place et parfois l’animation de cellules de reclassement quand l’action syndicale n’a pas permis de sauver les emplois ou éviter la fermeture de l’entreprise.
- C’est l’époque où nous sommes accusés « d’accompagner le capitalisme dans ses transformations » alors que nous accompagnons les salariés dans leur trajectoire professionnelle et sociale.
- C’est l’époque où nous étions accusés « d’alléger le poids des chaines des "esclaves" », alors que les militants CFDT refusaient de déserter le terrain et les salariés livrés à eux-mêmes quand l‘action syndicale contre la fermeture ou contre les licenciements n’avait pas abouti.
Alors, oui, au terme de la lecture de la tribune de Dominique Meda qui m’a fait remémorer le contexte social et l’action syndicale des périodes qu’elle évoque, j’éprouve un malaise.
L’analyse d’une période historique de la part d’une intellectuelle reconnue (et dont j’apprécie beaucoup les recherches sur le travail notamment) doit-elle déboucher sur une lecture binaire : les traitres d’un côté, les trahis de l’autre? Et si l’échec de la gauche reposait sur son incapacité à lier pensée et action ?
Pourquoi à aucun moment Dominique Meda nous fait vivre les tensions entre une pensée qui essaie de se renouveler au contact de situations concrètes, et une action qui veut éviter le pragmatisme sans lendemain ni sens ?
Quant à moi je ne suis ni historien ni commentateur. Je ne me risquerais donc pas à donner une analyse finie et définitive sur cette période et encore moins sur les positionnements et l’action de la CFDT. Les historiens le feront.
Cependant, j’aimerais savoir dans quel camp Dominique Meda, situe la CFDT. Au regard de sa tribune il est fort à parier que ce soit dans le camp des traitres... Mais le pire n'est jamais certain... Encore faudrait-il lire l'histoire autrement
Gaby BONNAND
[1] http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/11/13/l-ecrasante-responsabilite-de-la-gauche-dans-la-victoire-de-donald-trump_5030326_3232.html
[2] Edmond MAIRE le Monde des 2 et 3 Novembre 1984
[3] Nouvelles CFDT N° 47/84 27 Décembre 1984
[4] Id