Raphaël Glucksmann appelle à travailler à une candidature unique de la gauche en 2022. Il estime que "sur le fond jamais les positions à gauche n'ont été aussi proches et que la seule solution pour proposer une alternative à Emmanuel Macron, c'est de dissoudre, de dépasser les partis politiques qui existaient avant Emmanuel Macron", car poursuit-il "il n'y a rien qui préexistait à Emmanuel Macron qui pourra le battre et proposer quelque chose et que cela suppose "une révolution culturelle commune à toute la gauche[1]".
Tout d'abord, si je suis d'accord pour dire qu'une force de gauche doit pouvoir être en situation de casser le face à face Macron-Lepen, je ne suis pas certain que celle-ci jaillisse de la fusion de toutes les formations qui se réclament aujourd’hui de la gauche. Pas certain parce que ces organisations sont le plus souvent des appareils désincarnés qui lisent le monde avec l'idée qu'ils s’en font. "Les yeux obéissent souvent à nos esprits, plus que nos esprits à nos yeux[2]" nous dit Edgar Morin pour illustrer le fait que les idées "masquent la réalité et nous fait prendre l'idée pour le réel".
Pour des raisons multiples qui engagent aussi bien la responsabilité des citoyens, des associations ou des syndicats, que celles des partis politiques, ces derniers (je parle ici des partis de gauche essentiellement) sont devenus depuis longtemps des organisations peu ou pas ancrées dans le réel qui les conduisent à adopter des démarches visant d’avantage à imposer leurs idées au réel plutôt que de partir du réel pour développer une pensée de transformation de celui-ci. D’où leur échec et la crise démocratique que nous traversons.
Dans une telle situation, l'addition d'organisations ayant chacune ses propres idées de ce qu'est le monde et de ce qu'il faut faire pour le transformer sans véritable ancrage dans le réel, risque d'être une opération impossible.
Dans une société devenue « archipel » comme le montre Jérôme Fourquet dans son livre « l'archipel français », la question essentielle pour la gauche n’est-elle pas celle de sa capacité à pouvoir représenter une partie de la société civile et notamment celle qui aujourd’hui a le sentiment de ne plus l’être, tout en étant active sur de nombreux sujets (logement, économie, travail, emploi, environnement, éducation, santé, migrants…) dans le cadre d’organisations associatives, syndicales coopératives, mutuelles … ?
Pour cela, l’urgence n’est pas de réunir les états-majors des différentes formations qui se disent de gauche. Pour moi l’urgence serait de travailler avec les forces vives d’une partie de la société civile qui agissent tous les jours dans les entreprises, dans les quartiers…, sur les questions que j’ai énumérées plus haut.
Pour moi l’enjeu de ce travail est moins de trouver une alternative à Macron en vue de proposer un choix binaire aux élections présidentielles de 2022, que de permettre la naissance d’une force politique dans laquelle des citoyens et citoyennes puissent se reconnaitre en masse.
Cela peut paraitre « petit bras » que de se donner comme objectif la représentation d’une partie de la société alors que nous sommes dans un schéma de pensée qui considère que pour relever les défis auxquels nous avons à faire face, il faut absolument un projet de société global alternatif.
Nous avons vécu un âge démocratique qui polarisait autour de 2 grandes formations politiques [PS et RPR (UMP, LR)], la vie politique. La majorité qui l’emportait était légitime à appliquer son programme et la minorité était assignée à un rôle de contestation. Période qui lui permettait de se ressourcer et de préparer une alternance.
Cet âge est terminé. Ce n’est pas nouveau. Pierre Rosanvallon avec sa trilogie sur les mutations de la démocratie[3], a largement développé les mutations de la démocratie en donnant à voir les évolutions et situant fortement les enjeux d’une transformation des modes démocratiques de nos sociétés.
Parmi les questions que j’ai retenu des réflexions de Pierre Rosanvallon, celle de l’adéquation entre la réalité de la société, la diversité des vécus des hommes et des femmes qui la constitue et sa représentation dans le champ du politique, me semble être très importante dans le moment politique que nous vivons.
En créant En Marche, Emmanuel Macron répond d’une certaine manière à la crise de représentation. Il s’est appuyé sur une partie de la société civile, celle « des premiers de cordée » comme les nomme Jérôme Fourquet[4], pour nourrir quelques idées de transformations de la société.
La concrétisation de cette démarche et le fait qu’elle ait abouti à l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, transforme de mon point de vue la manière dont doit se penser la politique et à terme la manière d’organiser la démocratie. Si je suis d’accord avec Raphael Glucksmann, pour dire que " rien qui préexistait à Emmanuel Macron ne pourra le battre et proposer quelque chose », je ne le suis pas dans ce que je comprends de son approche.
Pour moi la démarche de Macron est paradoxale. En même temps qu’elle réincarne une vision politique à partir d’une réalité, partielle certes mais une réalité tout de même qui fait qu’une partie de la société (un peu plus de 20%) se reconnait dans ce que porte Macron, elle suscite de la réaction de tous ceux et de toutes celles qui ne sentent pas représentés par Macron et crispe la société. Cette crispation est non seulement contestataire en direction de Macron, mais « colérique et parfois violente » du fait que non seulement ils ne retrouvent pas dans Macron mais ils ne sont représentés par plus personne, d’où l’abstention, le vote radical lors des élections ou encore l’émergence de mouvements comme celui des gilets jaunes.
Dans une interview au Parisien parue le 18 aout, l’auteur de « l’Archipel Français » explicite une réalité que tout responsable politique devrait prendre en compte aujourd’hui et notamment les responsables de gauche « dans la société « archipel », si vous faites 20-25 %, c'est déjà pas mal. Ce n'est ni glorieux ni très confortable ni forcément très satisfaisant sur le plan démocratique, mais cela assure une certaine stabilité car personne n'est en capacité d'agréger davantage ».
Dans ces conditions que veut dire construire une alternative pour la gauche ? Sauf à ignorer la réalité de la société et son éclatement, viser un agrégat qui dépasserait les 20-25% est une chimère.
Par ailleurs la manière de construire cet agrégat est une question stratégique essentielle. Est-elle le résultat d’alliances ou de fusion de ce qui reste des Partis et organisations de gauche ? C’est ce que semble se deviner au travers des propos de Glucksmann. Ou est-ce le résultat d’un travail à partir des organisations de la société civile qui agissent concrètement sur des questions qui touchent les citoyens et les citoyennes, dont j’ai parlé plus haut ?
Si c’est la première solution qui est choisie et qu’elle réussit, la gauche se présentera aux élections de 2022, avec un candidat unique pour proposer une alternative à Macron. Réalisée par la volonté des états-majors associés à quelques cercles de militants et militantes, cette offre politique un produit que des électeurs et électrices pourront éventuellement acheter le jour des élections. Mais ma crainte est que cette alliance ne résiste pas du fait de la fragilité de sa représentativité. Par ailleurs cette alliance s’étant préparée en dehors de la partie de société civile engagée dans des actions concrètes sur différents terrain, cette dernière ne se sentira pas engagée par les décisions qui seront prises et encore moins en soutien à celles-ci.
Si c’est la deuxième solution qui est mise en œuvre, il n’est pas certain que 2 ans et demi suffisent à faire naitre une force politique capable de représenter une alternative en 2022. Par contre, ce travail entre organisations, associations, syndicats, coopératives, mutuelles pour donner à voir, à partir d’une pratique concrète, quelques pistes de transformation, est de nature à donner naissance à une force représentative d’une partie de la société civile celle qui est engagée dans l’action. Dans ce cas ce n’est peut-être pas une alternative globale qu’il faut rechercher mais les moyens de faire entendre la voix d’une autre partie de la société civile que celle représentée par Macron et éviter que ceux et celles qui ne se sentent pas représentés aujourd’hui aille grossir les rangs des partis populistes.
Dans l’hypothèse d’une victoire du candidat qui serait issu de cette dynamique, l’urgence sera de transformer les institutions afin de se donner les moyens de gouverner un « archipel ». Si la représentation politique a besoin d’un ancrage sociétal tout en considérant que l’éclatement de la société ne peut donner lieu à un agrégat qui dépasse les 20-25%, il est urgent de réformer les conditions d’exercer la politique. Les institutions et leur fonctionnement doivent être en capacité de faire vivre la démocratie. Elles ne peuvent pas avoir pour effet d’institutionnaliser la fragmentation de la société tout en tenant compte de sa diversité qui est comme le dit encore Edgar Morin[5], « le trésor de l’humanité » en mettant en garde contre le risque de penser en terme « d’alternative entre l’unité et la diversité »
Dans la reconstruction de cette gauche, entretenir le mythe d’une unité symbolisée par une majorité constituée de 20 à 25% d’électeurs serait suicidaire et catastrophique pour la démocratie.
Gaby BONNAND