"Nous sommes en guerre" a dit Emmanuel Macron, lors de sa dernière intervention télévisée, le 16 mars. Cette expression ne m'a pas choqué au contraire de certain de mes proches.
Bien sûr il s'agit d'une guerre particulière. Nous avons un ennemi commun qui n'est ni une nation, ni un groupe de pays, ni une idéologie mortifère et meurtrière. C'est un virus dont la propagation rapide met des milliers de vie en danger.
C'est une guerre sanitaire, certes, mais guerre tout de même.
Ce terme est important car il nous dit quelque chose de la situation que nous vivons et des questions que cela posent sur les stratégies à mettre en œuvre et sur les moyens à lui affecter.
Une déclaration de guerre s'accompagne d'une mobilisation des armées. Dans cette guerre, les soldats ce ne sont pas des militaires mais les professionnels de santé. Les soignants des hôpitaux d'abord: les médecins, les infirmiers, les infirmières, les aides-soignantes et aides-soignants, les agents de services hospitaliers, mais également les professionnels de santé dans leur ensemble.
Les soldats se sont aussi tous ceux et toutes celles qui sont indispensables dans la chaine d'approvisionnement en bien et en services dont ont besoin les hôpitaux et les soignants, indispensables dans la chaine alimentaire permettant à la population de se nourrir et de vivre dans un environnement le moins dégradé possible.
Les soldats se sont bien sûr aussi tous ceux et toutes celles en charges du contrôle de la mise en œuvre des conditions de sécurité qu'exige l'état d'urgence sanitaire.
Mon propos n’est pas de polémiquer mais de m’interroger sur les raisons d’un certain mécontentement qui s’expriment parmi les personnels soignants d’abord, sur la saturation des services, mais aussi sur le manque de moyens de protection des personnels qui sont en contact direct. Mécontentements qui vont au-delà du personnel soignant mais exprimés par tous ceux et de toutes celles qui sont dans les fonctions indispensables à notre vie en société en ce temps de crise exceptionnel.
Lors de son intervention du 12 Mars, Emmanuel Macron s’est exprimé en disant que « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il y a des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie, au fond à d’autres, est une folie. Nous devons en reprendre le contrôle ».
Cette lucidité ne doit pas nous rendre amnésique sur les pratiques passée. Elle ne doit pas nous faire oublier que depuis des années et principalement depuis plus d’un an, l’hôpital, le système de santé est sous pression. Le mouvement social dans les urgences et plus largement dans les hôpitaux, la démission des fonctions administratives de nombreux médecins hospitaliers, le mouvement social dans les EHPAD, donnait à voir à la fois un très fort malaise au sein du système de santé et une faible écoute des gouvernants. Tout au moins une écoute largement insuffisante pour un secteur qui aujourd’hui se trouve être la première armée envoyée sur le front pour vaincre l’ennemi qu’est le Covid 19.
De manière générale, l’attention apportée aux armées et à ceux et celles qui les composent, passent par des actes forts. Les célébrations nombreuses qui mettent chaque année nos armées en valeur viennent nous rappeler au-delà des mots, l’attention que voue la nation à ceux et celles qui sont chargés de notre sécurité au prix de leur vie. Et les exemples ne manquent pas ces dernières années, de citoyens engagés dans l’armée, tombés pour défendre nos libertés sur de nombreux théâtres d’opérations. Au-delà des mots et des symboles, ces actes de reconnaissance ont pour objet de donner à voir que ces fonctions de sécurité et de défense sont essentielles pour notre vie en société. Ils donnent du sens à l’action quotidienne des hommes et des femmes qui chaque jour assurent notre sécurité. Mais ils donnent également du sens aux engagements d’hommes et de femmes dans des combats plus périlleux dans lesquels ils sont engagés au péril de leur vie.
On ne peut pas dire que les symboles de reconnaissance envers ce qui constitue aujourd’hui notre première armée dans cette guerre sanitaire, soient nombreux dans notre espace public.
Plus largement le développement de la société de marché a largement conduit au dénigrement des fonctions publiques. La référence de gouvernance d’un pays étant même devenue la gouvernance de l’entreprise.
Dans ces conditions comment mobiliser de manière efficace une « armée » qui a le sentiment de ne pas avoir été entendue depuis des années ?
La manière dont pourtant tous ces bataillons d’hommes et de femmes indispensables à la victoire contre le virus, se mobilisent, est extraordinaire et mérite respect et encouragement. Cela nécessite que tout soit mis en œuvre pour répondre à leur demande de moyens.
Encore une fois, mon propos n’est pas de polémiquer. Le temps est à l’urgence et à la réponse rapide aux demandes formulées. Mais d’un autre côté, le temps du confinement est l’occasion de réfléchir et de penser à demain. Et dans cette démarche, sans polémique aucune, il est essentiel d’analyser le pourquoi nous en sommes arrivés là. Je ne prétends pas avoir raison. Je veux livrer quelques réflexions.
Cette comparaison à l’armée n’est pas anodine. Elle vient nous rappeler que les choix politiques existent. Que rien n’est inscrit dans les faits, comme le disait dans un autre temps la vulgate marxiste et comme le dit souvent aujourd’hui la vulgate néolibérale. L’Extension au marché de toutes les activités nécessaires à la vie en société relève d’un choix politique et pas d’une quelconque science économique.
Et ce sont bien des choix politiques qui nous ont progressivement éloignés de cette idée que la fonction publique et "les fonctionnaires ne sont pas seulement des employés de la collectivité, simple exécutant des ordres que leur donnent les gouvernants exprimant la volonté générale. Ils sont aussi des agents directement actifs qui "participent à l'accomplissement d'un service rentrant dans la mission obligatoire de l'état". Le fonctionnaire moderne doit donc bénéficier d'une certaine autonomie qui le met en situation de contribuer directement à la réalisation des objectifs de la collectivité et des missions de service public auquel il est attaché[1].
Ce sont bien des choix politiques qui ont progressivement amené à considérer le travail du fonctionnaire comme un travail salarié comme un autre, faisant entrer progressivement la fonction publique dans la sphère marchande, oubliant peut-être comme le rappelle Alain Supiot dans sa dernière leçon au collège de France[2] que « l’esprit de service public repose précisément sur cette idée d’œuvre[3]…La rétribution de ceux qui œuvrent ainsi à une mission d’intérêt général n’est qu’un moyen au service de ce but : Il s’agit d’un traitement, dont le montant doit leur permettre de vivre dignement, et non d’un salaire indexé sur les cours du marché du travail ».
Les mots du Président de la République prononcés lors de son allocution du 16 Mars, sont des mots forts. Dire que « la santé gratuite pour tous, l’Etat providence, sont des biens précieux » et qu’il est folie de « déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie, à d’autres », exige une véritable révolution intellectuelle quant à notre approche de la fonction publique, du rôle des fonctionnaires.
Cette question ne s’adressent pas uniquement au pouvoir politique, mais à chacun d’entre nous et aussi aux organisations syndicales qui comme le souligne Alain Supiot dans le livre déjà cité « les syndicats eux-mêmes ont prêté depuis longtemps la main à cette extension (du travail comme marchandise) en revendiquant l’alignement du sort des agents publics sur celui des salariés du privé, à chaque fois que ce dernier leur était plus favorable[4] ».
Ne pas polémiquer ne veut pas dire fermer les yeux sur le passé, c’est au contraire, essayé de l’analyser pour inventer l’avenir collectivement.
Gaby BONNAND
[1] Pierre Rosanvallon "la légitimité démocratique" Le Seuil 2008. Il se réfère à Léon Duguit, grand juriste de droit public de la fin du XIX et début du XX) siècle p 70, 71.
[2] Alain Supiot : le travail n’est pas une marchandise P33, 34, 35
[3] Le terme œuvre auquel Alain Supiot fait référence s’inscrit dans une histoire de la notion du travail qu’il développe dans les pages précédentes. Antérieurement dit Alain Supiot, « la notion de travail était réservé aux taches ne supposant pas la mise en œuvre de qualité incorporées dans la personne, nous dirions aujourd’hui la mise en œuvre d’une qualification professionnelle. Ces taches étaient le lot des « gens de peine » ou « gens de bras », qui contrairement aux « gens de métier » pouvaient être identifiés à une quantité de travail mesuré en temps. De ceux en revanche dont la tâche supposait la mise en œuvre de l’intelligence, on ne disait pas qu’ils travaillaient mais qu’ils œuvraient »
[4] Ibid. p 35