Comment rendre à la fois visibles les inégalités de revenus, l'urgence d'une nécessaire revalorisation des salaires dans de multiples secteurs, et l'indispensable prise en compte de la diversité des situations sectorielles pour aboutir à des résultats concrets par des négociations de branches et d'entreprises?
- La lutte contre les inégalités renvoie à la fois à une vision de la justice sociale, à la vision d’un avenir désirable et à un imaginaire d’un monde plus heureux avec répartition plus juste de la richesse.
De ce dernier point, rien n’est certain, quand on sait comme le rappelle Daniel Cohen, « que la richesse ne parvient jamais à rendre les gens heureux, minés qu’ils sont par leur comparaison constante à autrui »[1].
Ceci étant ce besoin de se projeter dans un imaginaire est indispensable à la vie de chacun et de chacune. Pour autant cet imaginaire ne doit pas fonctionner comme quelque chose de totalement désincarner, de totalement découplé d’une réalité parfois difficile, à la manière d’une drogue ou de de substances toxiques qui sont utilisées pour s’échapper d’une réalité trop dure à supporter.
De ce point de vue, faire croire que la convergence des luttes peut avoir une quelconque incidence ou le moindre effet sur l’avènement d’une société plus juste, ou plus prosaïquement sur l’augmentation des salaires demain, est une illusion.
Illusion dangereuse parce qu’elle fait naître l’idée d’un ruissellement possible entre la lutte de quelques-uns et des progrès pour tous. L’histoire de manière générale nous montre le contraire. Ceux et celles qui sont dans des secteurs plus éclatés, moins organisés ont rarement profité des luttes de ceux et celles qui avaient des conditions plus faciles pour organiser un rapport de force. Ou alors comment expliquer les fortes disparités entre conventions collectives de branches professionnelles ?
La lutte contre les inégalités qui minent notre façon de faire société a besoin que ces inégalités soient rendues visibles dans l’espace public. Cette visibilité n’a pas pour objet de trouver des bouc-émissaires, ou de nourrir des ressentiments.
Au contraire, rendre visible les inégalités c’est ouvrir un espace pour débattre de leurs réalités, de leurs fabrications, de leurs causes, des moyens à prendre pour les endiguer, les combattre. C’est ouvrir un espace de prise conscience individuelle et collective, dispensable à une action contre celles-ci qui ne soit ni corporatiste, ni prétexte à celui-ci.
Je ne suis pas certain qu’un appel à la convergence des luttes, qui n’est qu’un moyen (la lutte n’est qu’un moyen), soit le vecteur le plus approprié pour atteindre des objectifs mal définis, (que les mots d’ordre soient « contre la vie chère et l’inaction climatique » ou « pour l’augmentation des salaires et contre la réforme des retraites à venir ») et qui fait croire que, à part les 1% les plus riches, tout le monde a les mêmes intérêts et est concerné de la même façon par les inégalités. J’invite le lecteur à relire l’interview de François Dubet au Monde du 12 Mars 2019 qui décortique la question des inégalités[2].
Une fois que j’ai dit cela, j’ai conscience que la question du comment rendre visible les inégalités, de façon à faire prendre conscience de celles-ci, de la place de chacun et de chacune dans cette société inégalitaire pour agir de manière efficace, reste poser. Ceci étant il me semblerait plus pertinent de passer un peu de temps à discuter entre organisations, du comment faire plutôt que se lancer dans une course à l’échalote, au service d’un leadership politique, ou d’une préparation de congrès[3].
- La lutte pour l’augmentation réelle des salaires renvoie moins à un imaginaire qu’à des lieux de négociation dans les branches et les entreprises.
Dans une situation d’éclatement de plusieurs ordres du salariat (statut du contrat, qualification, conventions collectives, taille d’entreprise, positionnement dans les processus de fabrication et de distribution, distance domicile/travail…), le salarié sait très bien qu’il n’a pas grand-chose à attendre de grandes journées thématiques pour des augmentations sonnantes et trébuchantes. Ces derniers mois de nombreux accords ont été signés après des mobilisations de salariés.
Ils n’ont pas tous eu la médiatisation dont bénéficient les salariés de la branche pétrole, mais ça n’en fait pas pour autant des sous-salariés.
Nous sommes dans une situation où il est difficile de relier les situations diverses vécues par les individus en matière de pouvoir d’achat, dans leurs entreprises et leurs secteurs d’activité, et une situation plus générales de luttes contre les inégalités.
D’une part, le rapport des individus à leur pouvoir d’achat et aux inégalités est complexe. J’ai rappelé l’article de François Dubet qui dans le Monde décrypte cette situation d’une société postindustrielle dans laquelle « chacun de nous est traversé par plusieurs inégalités qui ne se recouvrent pas forcément. Nous sommes inégaux « en tant que » – salariés ou précaires, diplômés ou non diplômés, femmes ou hommes, vivant en ville ou ailleurs, seul ou en famille, en fonction de nos origines.
Par ailleurs, le monde numérique dans lequel nous vivons nous renvoie à un « entre soi » qui nous laisse croire que nous sommes tous d’accords, alors que le « paradoxe central de la société numérique fait naître une aspiration à la discussion ouverte, mais est incapable d’organiser la confrontation nécessaires d’idées contraires, …en enfermant chaque couche sociale, dans un silo propre »[4].
Je suis conscient que l’addition d’actions pour les augmentations de salaires ne suffit pas à faire un ciment de lutte contre les inégalités, même si elles peuvent y contribuer.
- Comment monter en « généralité[5] » sans faire abstraction des disparités énormes qui existent au sein des salariés, des secteurs professionnels et plus largement de la population ?
Pierre Rosanvallon nous rappelle dans son livre « le modèle politique Français » la spécificité de la France dans la gestion du rapport entre « les aspirations particulières et la construction d’une référence générale »[6]. « Si la révolution française a su détruire l’ancien régime, elle n’a pas été capable de construire une communauté politique sur un autre mode que celui de l’universalisme abstrait »[7].
Cet universalisme abstrait renvoie à un peuple abstrait, qui lui-même renvoie à une vision jacobine de l’égalité qui n’admet pas de différence entre les individus. « L’impératif d’égalité, requis pour faire de chacun un sujet de droit et un citoyen à part entière, implique de les hommes dépouillés de leurs déterminations particulières. Toutes les différences et leurs distinctions doivent être mises à distance pour qu’ils ne soient plus considérés que dans leur commune et essentielle qualité : celle du sujet autonome [8]».
Derrière ce qui apparaît comme un débat entre pro et anti « mobilisation sociale », monté en épingle par une partie des médias et les réseaux sociaux, il me semble que c’est un conflit entre des conceptions de mobilisations sociales et d’objectifs de celles-ci, et plus généralement de démocratie.
D’un côté il y a une conception très jacobine de la transformation sociale et de la démocratie, considérant que seul l’État Républicain est dépositaire de l’intérêt général, et donc seul à le garantir pour le bien du peuple. Peuple, lui-même considéré comme unique composé de « sujets de droit, de citoyens à part entière, dépouillés de leurs déterminations particulières ».
Cette approche est celle que défend LFI, ou du moins son chef qui se considère comme l’incarnation de la République). Portée par Mélenchon et LFI, cette vision me semble doublée d’un certain refus d’accepter le verdict des urnes.
De l’autre côté, il y a une vision de la démocratie portée par la CFDT qui postule que l’intérêt général est un construit social, qu’il se fabrique par la confrontation, la négociation et la recherche de compromis.
Cette vision porte l’idée que les corps intermédiaires sont des lieux de débats et de synthèses entre les intérêts de leurs membres, pour les confronter avec d’autres et rechercher par la négociation, des compromis les plus équilibrés.
Cette conception et la pratique qu’en a la Cfdt se heurte à ce que Pierre Rosanvallon appelle un « impensé démocratique », c’est-à-dire une incapacité du monde politique, à refonder la démocratie française, une incapacité à penser la généralité en prenant en compte la société avec ce qui fait ce qui la particularité des individus et des situations, et non comme un peuple unique composé d’individus aux mêmes conditions et situation. Ce peuple est aussi abstrait que les moyennes statistiques.
L’absence d’autres forces politiques capables de refonder une approche de la démocratie et la perte de boussole d’un certain nombre d’organisations syndicales, rend la situation imprévisible, du point de vue de la mobilisation, de sa gestion, de ce que cela peut entraîner sur le plan social et politique.
Gaby BONNAND
[1] Daniel Cohen Home numéricus P215
[2] https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/03/12/francois-dubet-les-inegalites-sont-percues-comme-une-agression-une-forme-de-mepris_5434624_3232.html
[3] Au sein de la NUPES, une guerre de leadership est lancée et Jena Luc Mélenchon sent que celui-ci peut échapper à LFI. Des fédérations CGT souhaitent voir la CGT adopter des positions plus dures à l’approche du congrès de Décembre
[4] Daniel Cohen Homo numéricus P 181
[5] Pierre Rosanvallon « Le modèle Politique Français… P 117
[6] Fiche de lecture du livre de PR Le modèle social français La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours par Christophe Prémat HAL
[7] Pierre Rosanvallon « Le modèle Politique Français…3 P 118
[8] Ibid. P 121