Beau travail que vient de nous livrer Thomas Piketty avec son livre « Le capital au XXI° siècle
Au-delà de la formidable mine d’informations que contient ce livre sur les inégalités, la fiscalité, le rapport entre les unes et l’autre, leurs évolutions au cours des derniers siècles, ce livre n’est pas un livre pour initiés. On connaissait déjà les capacités pédagogiques de Thomas PIKETTY. Son livre co-écrit avec Camille LANDAIS et Emmanuel SAEZ « Pour une révolution Fiscale » publié à la république des idées était déjà un modèle du genre.
Manier les concepts en voulant que le lecteur comprenne, n’est pas toujours chose aisée. Ce n’est d’ailleurs pas toujours l’ambition des auteurs de livres très spécialisés.
Au contraire, en lisant ce livre, on sent que l’auteur veut que le lecteur comprenne, s’intéresse au sujet de la fiscalité, des inégalités pas comme des questions techniques ou arithmétiques, mais comme des questions dont le citoyen doit se saisir.
Les questions de la répartition des richesses et des inégalités sont des questions centrales. C’est le fil rouge du livre. Et Thomas Piketty nous dit que même si nous avons connu au cours du XX° siècle une compression des inégalités, « il n’existe aucun processus naturel et spontané permettant d’éviter que les tendances déstabilisatrices et inégalitaires l’emportent durablement ». Ces questions sont donc au cœur de la construction du « Vivre ensemble ». Et c’est pour cela que je trouve ce livre absolument passionnant et utile pour tous ceux qui agissent que ce soit sur le plan politique, syndical, associatif, bref tous ceux qui se sentent concernés par notre avenir commun.
Une société inégalitaire ou plus exactement une société, où une grande majorité ne perçoit aucun bénéfice de la croissance ou pire, a le sentiment de connaitre un déclassement, ne peut que générer de la frustration, un repli sur soi et une déstabilisation de la démocratie.
Ce livre donne des clefs de lecture et de compréhension des inégalités et de leur construction dans l’histoire des sociétés. Il nous aide à comprendre comment et pourquoi le XX° siècle a connu une sorte de rupture dans la progression de ces inégalités.
Oui ce siècle a été celui de l’invention de l’impôt sur le revenu y compris sur ceux du capital. Avec son mécanisme de progressivité, cette véritable « institution » a permis de compresser les inégalités notamment celle des patrimoines. Et c’est une situation unique dans l’histoire de nos sociétés, nous dit Thomas Piketty. Alors que les 10% les plus riches de la population française « détenaient 90% du patrimoine total au début du XX° siècle » Au début des années 2010, « la part des 10% les plus riches en France atteint 62% du total du patrimoine national».
Mais si ce siècle a été celui d’une rupture quant à la réduction des inégalités, s’il a été le siècle de l’invention de l’impôt progressif sur les revenus y compris ceux du capital, ne rêvons pas. Cette situation n’est pas le résultat d’un long fleuve tranquille d’une démocratie apaisée (elle n’existe pas). Elle ne résulte pas non plus d’une volonté politique issue d’une longue prise de conscience collective que la persistance d’inégalités à ce point prononcées ne pouvait pas durer. Et qu’il était donc nécessaire de réformer profondément la société. Pas si simple et surtout moins angélique que ça, semble nous dire l’auteur
A la fois « produit chaotique des guerres et des chocs économiques et politiques qu’elles ont provoqués », la dynamique à l’œuvre dans cette compression des inégalités que nous avons connu au XX° siècle, est très fragile et rien ne garantit « que cette compression limitée des inégalités soit irréversible ».
Je trouve très fort et très interpelant pour l’action d’aujourd’hui, son rappel qu’«au XX° siècle ce sont les guerres qui ont fait table rase du passé et non la paisible rationalité démocratique et économique».
C’est une interpellation d’autant plus forte que depuis les années 70, les inégalités repartent à la hausse. De fait nous dit l’auteur un « mouvement de dérégulation commence en 1979-1980 avec les révolutions conservatrices aux Etats-Unis et au Royaume-Unis ». Ce vent néo libéral et conservateur se fait à la faveur de la fin d’une période de croissance élevée et l’interaction des 2 conduit à ce que «Le processus d’extension indéfinie du rôle de l’Etat et des prélèvements obligatoires qui étaient à l’œuvre dans les années 1950-1970 se retrouve assez naturellement remis en cause ».
Ce qui a été acquis à une période dans le domaine de la lutte contre les inégalités n’est pas définitivement acquis. Et l’auteur nous le rappelle au cas où nous aurions la faiblesse d’enjoliver l’histoire des raisons qui ont conduit à compresser les inégalités et de considérer qu’un futur plus égalitaire est inscrit dans les faits.
Non seulement il insiste sur le fait que rien n’est irréversible, mais il nous dit que si sur la question des patrimoines, les mécanismes fiscaux ont quelque peu bousculé la géographie de ceux-ci, rien n’est sensible par contre sur la réduction des inégalités en matière de revenus salariaux. Et de rappeler que si le niveau des salaires et la structure des métiers et des qualifications ont beaucoup bougé en un siècle, « les hiérarchies des salaires sont restées approximativement les mêmes »
En fait l’effet principal des chocs fiscaux et non fiscaux du XX° siècle est la constitution d’une « classe moyenne » patrimoniale qui représente globalement 40% de la population et qui possède aujourd’hui 35% du patrimoine total. Par contre aucun effet n’est sensible sur les 50% les plus pauvres qui ne possèdent en 2010-2011 que 4% du patrimoine national.
Certes tout cela n’a pas produit des réductions d’inégalités dans tous les domaines, mais « Le fait que des dizaines de millions de personnes – 40% de la population, cela représente un corps social considérable, intermédiaire entre les pauvres et les riches – possèdent individuellement quelques centaines de milliers d’Euros, et détiennent collectivement entre un 1/3 et ¼ du patrimoine national, est une transformation qui n’a rien d’anodin. Il s’agit d’un changement très substantiel à l’échelle de l’histoire, qui a profondément modifié le paysage social et la structure politique de la société ».
Et alors pour le siècle qui vient ? Analysant la période des 35/40 dernières années, celui qui reçut le prix du meilleur jeune économiste en 2002, constate que les inégalités sont reparties à la hausse. Le fait que depuis un certain nombre d’années le taux de rendement du capital soit supérieur à la croissance, cela génère une hausse plus rapide des revenus du capital que ceux du travail. L’écart se creuse entre les 2 et comme « les revenus du capital ont toujours tendance à prendre l’ascendant sur les revenus du travail, lorsque l’on gravit les échelons de la hiérarchie salariale », la part provenant du revenu du capital, est en augmentation en haut de la hiérarchie des revenus. Une classe de rentier est en reconstitution loin de la méritocratie.
Avec toute la prudence du chercheur Thomas Piketty nous dit que les perspectives ne sont pas forcément réjouissantes pour la réduction des inégalités si nous en restons au niveau d’imposition actuel, soit aux environs de 30% «ce qui n’a rien d’évident, alors le rendement net du capital repassera probablement dans tous les cas nettement au-dessus du taux de croissance.»
Effectivement rester à ce niveau n’a rien dévident. Dans un contexte de libre circulation des capitaux, marquée par l’idéologie néo-libérale, la concurrence fiscale entre pays est exacerbée. Cette situation a conduit de nombreux pays à mettre en place des dispositifs dérogatoires concernant l’imposition du capital pour attirer ces dernier, si bien nous dit l’auteur que désormais partout dans le monde, « les revenus du capital échappent en grande partie au barème progressif de l’impôt sur le revenu ». Cette course effrénée vers la réduction de l’imposition du capital aboutit à ce que le prélèvement fiscal « est aujourd’hui devenu dégressif au sommet de la hiérarchie des revenus du fait de l’importance des revenus du capital dans les revenus chez les 1% les plus riches ».
Et l’auteur d’en déduire que «si cette régressivité fiscale au sommet de la hiérarchie sociale devait se confirmer et s’amplifier à l’avenir, il est probable que cela aurait des conséquences importantes sur la dynamique des inégalités patrimoniales et le possible retour d’une très forte concentration du capital».
Et d’alerter à juste titre « qu’une telle sécession fiscale des plus riches est potentiellement extrêmement dommageable pour le consentement fiscal dans son ensemble » Il est clair, et l’auteur insiste sur cette dimension, que le consensus autour de l’Etat fiscal et social est fragile surtout en période de croissance molle et qu’une telle situation ne peut qu’entrainer les classes moyennes dans un rejet de l’impôt qui les frapperait plus fortement que les classes les plus aisées.
Ce qui est stimulant dans le livre de Thomas Piketty, c’est qu’il nous donne à voir et à comprendre la complexité des choses. Complexité qui n’est pas un frein à l’action. Il dénonce fortement la paresse intellectuelle qui génère des « discours anticapitalistes convenus et paresseux, qui semblent parfois ignorer cet échec historique fondamental (les régimes communistes) et qui trop souvent refusent de se donner les moyens intellectuels de le dépasser ».
Derrière ces convictions affichées avec force, c’est un appel à l’action car il n’y a pas de rationalité économique qui aboutirait naturellement à une compression des inégalités, lesquelles seraient par essence issues d’une logique de mérite.
Les terrains d’action sont multiples. Ils sont là où se prennent les décisions concernant la création et la répartition de la richesse : périmètre de l’entreprise, périmètre de la nation, périmètre international pour ne parler que de quelques terrains d’action. Thomas Piketty nous rappelle que « L'absence d'investissement adéquat dans la formation peur empêcher des groupes sociaux entiers de bénéficier de la croissance ou même peut les conduire à se faire déclasser par de nouveaux venus ». Voilà une situation qui interroge tous les terrains d’action de l’entreprise locale à l’espace Monde.
Dans ce démontage de la complexité à laquelle se livre Thomas Piketty, il redonne des raisons de croire encore à l’action politique et sociale au niveau d’une nation tout en disant qu’elle doit obligatoirement être prolongée par l’action européenne et mondiale. Mais Contrairement à ce qu’on peut penser ou entendre très souvent, le périmètre national est un terrain d’action. En nous expliquant les différences d’approche des pays européens concernant la fiscalité et notamment la progressivité de l’impôt sur le revenu, et en nous montrant les différences dans les politiques menées dans ce domaine, l’auteur donne à voir les possibilités d’action sur la plan national.
Pour Thomas Piketty, l’économie, la fiscalité ne sont pas des questions techniques ce sont de questions politiques dont le citoyen doit se saisir, car ce sont des questions qui sont au cœur de la création et de la répartition des richesses et au-delà de notre capacité à consolider la démocratie.
Par exemple quand, il nous parle de la dette publique, l’auteur fait la démonstration que cette question renvoie à la répartition des richesses. En effet quand il y a dette, il y a d’un côté des prêteurs et de l’autre des emprunteurs qui remboursent avec des intérêts, ce qu’ils ont emprunté. Derrière les marchés financiers auprès de qui les pays empruntent, il y a bien sûr des institutions financières, mais in fine, ce sont des individus qui ont placé leur richesse dans les institutions.
Avec son talent de pédagogue, Thomas Piketty, explique que les moyennes ne rendent pas compte de la réalité et notamment quand on parle de la dette publique. Je le dis avec mes mots à moi, Quand on nous explique, par exemple, que la dette publique représente aux environs de 28 000€ par français, c’est loin de représenter la réalité. Dans un pays où 10% de la population possède autour de 60% du patrimoine national, que les 40% suivant en possèdent 35% et que les 50% qui restent se répartissent 5%, tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Il y a ceux qui possèdent beaucoup de richesses qui sont d’avantage prêteurs que créanciers. Pour eux ce n’est pas de la dette qui pèse sur leurs épaules, au contraire, la dette leur procure de la richesse. Ceux qui sont moins riches mais riches un peu peuvent avoir de la dette et des revenus. Par contre ceux qui ne possèdent rien n’ont que de la dette. Sauf à croire que derrière les marchés financiers, il n’y a pas d’individus précis, on comprend mieux pourquoi la dette est une question de répartition de richesses.
On le comprend d’autant plus qu’on découvre au fil de la lecture du livre, que globalement dans les pays européens, le patrimoine national, qui correspond à la somme du patrimoine public et du patrimoine privé, est constitué pour 90% de patrimoine détenu par des acteurs privés. En France, le patrimoine privé représente 95% du total. Dans ce voyage que nous fait vivre ce livre on y apprend aussi que Les patrimoines privés européens ont de nouveau dépassé les niveaux américains au début des années 90 et ils avoisinent six années de revenu national dans les années 2010, contre à peine plus de 4 aux EU (ce qui n’est pas négligeable non plus).
Alors effectivement quand les médias, trop souvent paresseux, relaie le discours catastrophique sur la dette, Ils ne donnent pas aux citoyens les moyens de comprendre. Le citoyen ne sait pas, quand on lui parle de 1 800 Milliards de dettes qui représentent 90 % du revenu national annuel, que la totalité du patrimoine détenue par les acteurs privés est beaucoup plus élevée que la dette. Il est en effet évalué en France à 6 années de revenu national, soit près de 2 000 milliards multipliés par 6, quand le patrimoine public lui ne représente qu’une année et demie de revenu national.
Avec ces éléments nous comprenons mieux pourquoi l’auteur nous dit que la dette publique est une question de répartition des richesses, et « pas une question de niveau absolu de la richesse ». Ce qui ne veut pas dire que le problème de la dette n’est pas un problème. Mais ce qui est en jeu ce n’est pas simplement la réduction de la dette, mais les moyens qu’on se donne pour la réduire. Et suivant les moyens pris, on creuse ou pas encore plus les inégalités.
Au fil des pages de ce livre qui nous tient en haleine, on comprend mieux également les raisons de sa plaidoirie pour la progressivité de l’impôt. L’impôt progressif est pour lui «une institution indispensable pour faire en sorte que chacun bénéficie de la mondialisation…, un élément essentiel pour l’Etat social : Il a joué un rôle essentiel dans son développement et dans la transformation de la structure des inégalités au XX° siècle, et il constitue une institution centrale pour assurer sa viabilité au XXI° siècle ».
On comprend mieux aussi sa proposition d’impôt mondial progressif sur le capital, pour « éviter une spirale inégalitaire sans fin, et réguler efficacement l’inquiétante dynamique de la concentration mondiale des patrimoines ». Cet impôt progressif mondial sur le capital est selon l’auteur « L’institution idéale permettant de faire prévaloir l’intérêt général sur les intérêts privés tout en préservant l’ouverture économique et les forces de la concurrence».
C’est cette perspective qui peut permettre de contrer toute velléité de protectionnisme. Par ailleurs derrière cette proposition, c’est une dynamique pour une meilleure gouvernance mondiale. Mais cette proposition donne aussi des perspectives à l’Europe pour réduire significativement sa dette.
Pour avoir parcouru quelques commentaires suite à l’article que Challenges a consacré au livre de Tomas Piketty, cette proposition ne va pas faire que des adeptes. Beaucoup de ses détracteurs ne verront dans cette proposition que le résultat de propos d’un dangereux gauchiste.
Mais c’est là que Thomas Piketty a de très forts atouts pour la crédibilité de son propos et de ses travaux. Il ne cache pas qu’il est citoyen engagé. « L'idée selon laquelle, dit-il l'éthique du chercheur et celle du citoyen seraient irréconciliables, et qu'il faudrait séparer le débat sur les moyens et sur les fins, me semble être une illusion compréhensible, certes, mais pour finir dangereuse ». Il n’avance pas masqué comme beaucoup d’autres, qui, sous couvert de neutralité apparente, véhiculent des analyses sur la base de moyennes qui ne donnent pas à voir les enjeux politiques de l’économie, préférant faire de cette dernière, un terrain de jeu pour les mathématiques.
Contrairement à ce que voudraient ceux qui le combattent avec des arguments peu crédibles, il ne se situe pas dans un débat bipolaire qui fait le bonheur de beaucoup de médias et le malheur de la démocratie. Au contraire il dénonce celui-ci « Loin de stimuler les recherches sur le capital et les inégalités, les affrontements autour du capitalisme et du communisme ont plutôt contribué à les stériliser aussi bien d'ailleurs parmi les historiens et les économistes que parmi les philosophes ».
En forme de conclusion de cet article, je dirais simplement que j’ai pris beaucoup de plaisir à lire ce livre, Qu’il y a encore probablement beaucoup de choses qui m’ont échappé, et donc je ne vais pas le mettre dans le haut d’une étagère. Je conseille à ceux qui liront cet article de se le procurer, de le lire, d’en parler autour d’eux. Ce livre doit être connu. Les propositions doivent être divulguées, débattues. C’est ma conviction. Ce blog peut être un lieu d’échange sur ce livre
Gaby BONNAND