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4 Juin 2016
J'ai toujours été sensible et intéressé dans ma vie militante syndicale, (et je le reste) au débat entre le monde de la recherche, le monde intellectuel et le monde de l'action syndicale et de l’action en général. Je pense même avoir favorisé ces liens dans mes différentes responsabilités, y compris avec Thomas Piketty, lors de ses travaux sur la réforme des retraites, sur le financement de la protection sociale. Nous n'avons pas toujours été d'accord, mais c'est le propre du débat. Mais je crois pouvoir dire pour ma part que j’ai aimé ces confrontations, avec lui, comme avec d’autres.
J’avoue que je ne comprends pas un tel mépris, de sa part, pour la CFDT, dans son blog qu’il tient sur le monde daté du 2 Juin[1], l’obligeant même à dire des contre-vérités sur la loi de 2008 et sur le projet de loi Travail.
Un mépris de la CFDT bien peu compréhensible
Dans son article, il résume la position de la CFDT sur la loi EL KHOMRI et notamment sur l’article 2 et la négociation d’entreprise au fait que ça permettrait à cette organisation, de contourner le syndicat majoritaire dans les entreprises que serait la CGT. Je n’invente rien « On comprend que la CFDT puisse dans certains cas y trouver son compte : cela peut lui permettre avec 30% des voix de contourner les autres syndicats, et en particulier la CGT, et de négocier directement un accord avec l’employeur ».
Thomas Piketty n’a certainement pas en tête la situation des forces syndicales dans les entreprises en France. Je rappelle donc qu’à partir des élections professionnelles dans les entreprises la CGT ne devance la CFDT que de 0,77% avec 26,77 % des voix contre 26% à la CFDT.
J’éprouve non seulement de la tristesse mais un profond désarroi devant des propos d‘ un intellectuel de référence qui semble résumer le syndicalisme à une confrontation entre une CGT insultée par le patronat ce qui doit probablement constituer aux yeux de l’auteur, le label suprême du syndicalisme véritable, et une CFDT prête à négocier avec le patronat en contournant l’organisation majoritaire, qui est probablement, pour l’auteur, le symbole d’un syndicalisme de collaboration de classe.
En rajouter sur la crispation qui existe aujourd’hui dans la tension entre organisations syndicales, est de mon point de vue irresponsable, d’autant plus que l’auteur avance des arguments qui prennent appui sur la première version de la loi que toutes les organisations syndicales ont rejeté.
Je rappelle que toutes les organisations syndicales, à l’exception de FO, ont réagi dans un communiqué commun, en date du 23 Février, contre la première version du projet de loi. Alors que Thomas Piketty utilise cette version pour s’attaquer à la CFDT, est contraire à l’idée que je me fais de la rigueur intellectuelle, que nécessite tout débat public. Nous avons besoin de débats sereins, posés et pas caricaturaux. On peut être en désaccord avec la CFDT et avec la négociation d’entreprise. Mais on n’est pas obligé d’aller chercher des contre-vérités pour alimenter le débat.
Non seulement Thomas Piketty s’appuie sur un texte qui n’existe plus, pour alimenter sa critique de la loi, mais il refait l’histoire sur les textes en vigueur.
Thomas Piketty prétend qu’actuellement un accord d’entreprise, pour être valide, doit être signé par des organisations représentants 50% des salariés. Par conséquent la loi EL KHOMRI reviendrait en arrière sur ce qui existe aujourd’hui. Je n’invente rien, pour lui le projet de loi travail : « revient à revenir en arrière sur les timides avancées démocratiques des réformes de la représentation syndicale qui venaient tout juste d’être mises en place en 2004-2008, et qui avaient donné pour la première fois aux syndicats réunissant 50% des voix le rôle décisif pour la signature des accords d’entreprise »
Tout syndicaliste digne de ce nom, qui se respecte, sait que le dispositif de 2008, initié par la CFDT et la CGT, qui constitue non pas une timide avancée comme Thomas PIKETTY le dit, mais une rupture majeure dans la représentativité syndicale dans les entreprises, n’avait pour autant pas permis de faire reconnaitre le seuil de 50% comme le seuil nécessaire à atteindre pour qu’un accord soit valide. Ce seuil est jusqu’à présent de 30% comme le stipule l’article L2232-12 du code du travail « La validité d'un accord d'entreprise ou d'établissement est subordonnée à sa signature par une ou plusieurs organisations syndicales de salariés représentatives ayant recueilli au moins 30 % des suffrages exprimés au premier tour des dernières élections des titulaires au comité d'entreprise ou de la délégation unique du personnel ou, à défaut, des délégués du personnel, quel que soit le nombre de votants, et à l'absence d'opposition d'une ou de plusieurs organisations syndicales de salariés représentatives ayant recueilli la majorité des suffrages exprimés à ces mêmes élections, quel que soit le nombre de votants ».
Après le débat parlementaire et sous la pression notamment de la CFDT qui l’a revendiqué explicitement, un accord pour être valide doit avoir été signé par des organisations représentants plus de 50%. Il faudra m’expliquer comment passer de 30% à 50% constitue un recul démocratique.
Cela ne veut pas dire qu’il ne peut pas y avoir des critiques justes, comme celle de veiller à ce qu’il n’y ait pas éclatement des protections qui viendraient alimenter une concurrence entre les travailleurs d’un même secteur ou alimenter des inégalités fortes entre les travailleurs, en général. Mais cette critique ne s’applique pas à la seule loi EL KHOMRI. Si c’était le cas, nous ne serions pas en face d’une montée intolérable des inégalités. Vouloir le statuquo c’est se satisfaire de cette situation.
Le débat doit porter sur la conception du syndicalisme, mais pas dans une alternative binaire
Le vrai débat est celui-là. Ce débat, loin des effets de manches ou des caricatures renvoie à la conception de la transformation sociale, au rapport entre le contrat et la loi, au rapport entre le politique et le syndicalisme, à la place des corps intermédiaires et au rôle que l’on veut leur voir tenir.
Ces débats ne sont pas nouveaux. Mais affrontons-les en tant que tel plutôt que d’être dans la fuite en avant permanente, en convoquant la caricature et les contre-vérités.
La place des corps intermédiaires[2] est une question fondamentale de notre histoire sociale et politique. Les révolutionnaires libéraux de 1792, ont été, méfiants, probablement à juste titre, de tout ce qui pouvait servir à manipuler l’individu qui avait été consacré en 1789. Ainsi la loi Le Chapelier interdisant toute corporation, pour mettre fin aux corporations de l’ancien régime, a servi, à s’opposer à toute forme d’organisation des prolétaires dans la société industrielle naissante. Il faudra attendre presque 100 ans pour que le syndicalisme soit reconnu dans notre pays.
Mais la méfiance envers les travailleurs organisés ne s’arrêta pas avec la reconnaissance du syndicalisme. Le mouvement syndical français a été fortement marqué par une logique qui a donné la primauté au politique dans l’action de transformation sociale. Les organisations syndicales fonctionnant comme le bras armé d’un changement politique. Si la conception marxiste a fortement marqué notre histoire syndicale par la subordination de la CGT au PCF, et ceci jusque dans les années 80, cette conception d’un syndicalisme comme acteur mineur dans l'action de transformation sociale et dans la construction de l’intérêt général, n’est pas l’apanage de cette conception. La SFIO et le PS ensuite ont largement véhiculé la primauté du politique dans l’action de transformation sociale, considérant le syndicalisme comme un acteur secondaire.
Aujourd'hui, ce débat se poursuit, car c'est bien ce cela dont il s'agir et pas d'un débat entre le bon syndicat qui tirerait ses lettres de noblesse de l'intensité des insultes qu'il reçoit du patronat et un mauvais syndicat qui ne serait que l'affreux opportuniste visant à contourner le vrai syndicat par des arrangements avec le patronat.
Le débat sur la place du syndicalisme n’est donc pas clos. Il ne doit pas être binaire. La complexité des situations ne peut souffrir de raccourci.
On est en droit d’attendre du monde intellectuel, non pas qu’il soit d’accord avec la conception que je défends, mais au moins qu’il aide les uns et les autres à nourrir un débat public.
Gaby BONNAND
[1] http://piketty.blog.lemonde.fr/2016/06/02/loi-travail-un-effroyable-gachis/
[2] Sur la place des corps intermédiaires, voir le livre de Pierre ROSANVALLON : « Le modèle politique français, la société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours. Le seuil 2004